Un concept pour l’Armée de l’Air

L’Armée de l’Air a publié un document de 24 pages intitulé Concept de l’Armée de l’Air. Le document, sous format PDF, peut être consulté ici.
La parution de ce « Concept » constitue une petite révolution : jamais, en 75 ans d’existence, l’Armée de l’Air n’avait encore jugé utile de théoriser les enjeux et les emplois de la troisème dimension, afin d’en définir sa vision. Si le mot « doctrine » n’est pas encore prononcé, ce document est en tout état de cause le signe d’une réflexion intense de l’Armée de l’Air sur ses missions, mais aussi son identité en tant que composante du concert interarmées. La démarche mérite d’être soulignée et soutenue, et ses évolutions d’être attentivement suivies. Si la pensée stratégique française semble en perte de vitesse, force est de constater que la pensée plus strictement militaire semble connaître un renouveau. Dans le cas de l’Armée de l’Air, la réduction sévère de son format à l’issue d’un Livre Blanc dont elle a semblé être la grande perdante a pu la pousser à réagir. Il est difficile de ne pas voir là également la résultante de l’effet produit par le CDEF de l’Armée de Terre (et les écrits pas toujours amènes sur la puissance aérienne du général Desportes, entre autres) sur le débat doctrinal français. Un double électrochoc semble-t-il salutaire, car le concept proposé est de qualité.
A l’issue de la lecture du document, plusieurs points importants me semblent valoir la peine d’être soulignés :

  • Dans son éditorial le CEMAA, le général Stéphane Abrial, invite ouvertement à « la critique constructive ». Alors que l’affaire Surcouf pouvait laisser craindre l’imposition par les autorités politiques de restrictions dans la liberté de débat en ce qui concerne les questions militaires, le général Abrial appelle de ses voeux celui-ci. Il s’agit là d’une prise de position positive et intelligente de la part de l’Armée de l’Air. Le débat stratégique français a besoin d’être le plus ouvert possible, et cette initiative va dans le bon sens. Il va sans dire que j’espère pouvoir contribuer à la « critique constructive ».
  • L’Armée de l’AIr, intelligemment encore une fois, pose d’emblée son action dans le cadre interarmées. Loin d’une US Air Force souvent tentée par le cavalier seul, l’Armée de l’Air s’inscrit dans une démarche « synergistique » (voir à ce sujet l’article de J. Henrotin dans le n°17 de  »Penser les Ailes Françaises », au travers de l’exemple israélien), tout en entendant développer ses spécificités.
  • L’approche de la troisième dimension est d’emblée globale. Des compagnies aériennes aux aviations militaires, en passant par l’influence dans les instances internationales de règlementation aérienne, l’ensemble des acteurs de la troisième dimension est considéré dans une logique réticulaire comme partie prenante d’une stratégie aérienne. Même si le reste du document est plus spécifiquement orienté sur les contributions spécifiques de l’Armée de l’Air, cette approche globale mérite sans doute un développement plus poussé, comme volet aérospatial d’une stratégie nationale de puissance et d’influence.

En ce qui concerne les aspects plus spécifiquement liés au rôle de l’Armée de l’Air dans la stratégie française, celle-ci, dans une logique interarmées, semble privilégier le niveau opératif comme constituant le cadre principal de son action, et inscrire celle-ci dans le temps (préférence pour les opérations graduelles). Doctrinalement, l’Armée de l’Air semble privilégier les vues d’un Warden (interdiction du champ de bataille et supériorité aérienne privilégiées), mais prend bien mieux en compte l’apport essentiel de sa composante soutien (transport), et emprunte à l’US Air Force le slogan « commandement centralisé, exécution décentralisée » ( »centralized control, decentralized execution) pour définir l’organisation de son commandement. L’influence américaine est donc bien présente, même si l’Armée de l’Air s’écarte résolument du « tout aérien ». Enfin, quatre « pistes d’avenir » : combat aéro-urbain, accroissement de la coopération interarmées, robotisation (drones), et « extension du domaine de la lutte » aux domaines psychologiques et informatique/électronique sont évoquées.
Le document étant fait pour susciter le débat, je vais brièvement présenter quelques critiques de ma part :

  • Premier point, si la descritption du milieu aérospatiale est pertinente, l’Armée de l’Air délaisse trop vite au politique l’élaboration d’une véritable stratégie aérospatiale nationale. Si il est évident que c’est aux décideurs politiques, en dernier ressort, de déterminer ce que celle-ci doit être, l’Armée de l’Air peut – et doit – être une force de proposition. Elle pourrait en particulier développer plus largement une activité de think-tank sur la troisième dimension autour de CESA (Centre d’Etudes Stratégiques Aérospatiales), dont le programme reste bien peu stratégique. D’évidence, une telle réflexion doit s’élaborer avec des acteurs civils du milieu aérospatial : industriels, Agence Spatiale Européenne, compagnies aériennes, aviation civile, etc. et poser les bases d’une véritable action interministérielle dans ce domaine. Dans le domaine plus spécifiquement doctrinal, un CDEF-Air serait sans aucun doute nécessaire.
  • Deuxième point, l’influence américaine, si elle est inévitable tant la réflexion sur la puissance aérienne a, dans la seconde moitié du XXe siècle, été structurée par les débats internes à l’USAF, n’est pas nécessairement à reprendre telle quelle. La question du C3I (Commandement, Contrôle, Communications et Intelligence – Renseignement), en particulier, est vitale. Le commendement centralisé / exécution centralisé a l’américaine est porteur, en fait, d’une « automatisation » (au sens d’automate) très grande des exécutants, en particulier des pilotes. Dans l’environnement de combat contemporain, et alors que les armées de terres parlent du « caporal stratégique », il n’est pas sûr que ce style de commandement soit adapté. Un modèle différent peut être cherché, aux Etats-Unis même, chez l’US Navy et – surtout – le Marine Corps, avec il est vrai un tropisme « Appui aérien rapproché » (CAS) chez ces derniers. L’exemple des Marines peut être pertinent dans une démarche réellement synergistique, en particulier avec l’Armée de Terre.
  • Troisième critique, le document reste muet sur les autres aviations militaires françaises : l’Aéronautique Navale et l’ALAT (Aviation Légère de l’Armée de Terre). Quelle parts respectives jouent la logique de milieu (aérospatial en l’occurence) et la logique synergistique (le combat est aujourd’hui non terrestre ou maritime mais aéroterrestre et aéromaritime). Si dans le cas de l’ALAT le point est délicat dès lors que celle-ci accomplit des missions en commun (CAS en particulier), et pose la question de la nécessité de conserver cette dernière dans une logique interarmées (ainsi Tsahal n’a pas d’ALAT, les hélicoptères dépendant de la composante aérienne), l’aéronavale présente un cas plus net de séparation des rôles. Les missions de patrouille maritime et de lutte ASM sont spécifiques à l’aéronavale, et les Rafale du Charles de Gaulle, loin d’être seulement des vecteurs de frappe aérienne embarqués (comme le suggère fortement le LBDSN), sont avant tout des éléments essentiels dans le cadre d’un engagement aéromaritime de grande ampleur (lutte anti-navires, défense aérienne de la flotte, etc.).
  • Enfin, on peut déplorer l’absence d’un concept plus spécifiquement spatial, dans un contexte de militarisation rampante de l’espace (ABM américains, missiles anti-satellites chinois, etc.).

En dépit de ces critiques, au final le document est cohérent, précis, clair. Il pose de saines bases pour entamer un débat nécessaire, tant la maîtrise de la troisième dimension est un élément fondamental de la liberté d’action tactique, opérative et stratégique.