Penser autrement les opérations navales

Dans la perspective d’une stratégie de puissance mondiale, la disposition de capacités navales cohérentes et conséquentes est indispensable. Ce qui peut passer pour une évidence est pourtant encore, en France, difficile à faire entendre, tant la stratégie maritime est négligée, en dehors d’un cercle restreint de spécialistes. Pourtant, les capacités navales sont appelées à jouer un rôle majeur dans les opérations militaires à venir. En effet, le déplacement du « centre de gravité » de la planète vers la zone Asie-Pacifique, et les réalités démographiques (plus des deux tiers de la population terrestre vit à moins de 400 kilomètres de la mer) donne à la stratégie maritime une importance capitale dans l’élaboration de stratégies nationales globales, de « grandes stratégies ». Aussi des auteurs comme Mahan ou Corbett restent des penseurs majeurs pour appréhender la stratégie au XXIe siècle, au même titre que Clausewitz, Jomini ou Sun Tzu. Ces « fondamentaux » de la stratégie maritime sont d’autant plus nécessaires que l’importance relative des opérations aéronavales est désormais aussi grande que celle des opérations aéroterrestres, traditionnellement considérées en France comme centrales devant l’importance des menaces continentales (l’inverse est également vrai : le Royaume-Uni, nation traditionnellement maritime, a du depuis le premier conflit mondial développer une forte capacité d’action aéroterrestre). Le développement d’une force navale puissante et polyvalente prend aujourd’hui une importance capitale, tant la maîtrise des mers est indispensable à la projection de puissance.
Toutefois, la manière dont les marines de guerre actuelles pensent leur organisation et leurs modes d’action semble inadaptée aux conditions contemporaines de leur engagement. Conceptuellement, elles restent marquées par la centralité de la plate-forme, autrement dit du navire, pour penser leur organisation, et restent concentrées sur une approche tactique ou stratégique des problèmes navals, mais négligent l’apport conceptuel important que peut apporter l’art opératif aux opérations navales, alors même que la complexification des engagements inviterait à repenser et l’organisation des systèmes de forces navals, et les modes opératoires des forces navales.

Plates-formes contre capacités : repenser la conception des systèmes de forces navals

Alors que des marins, au premier rang desquels l’amiral américain Cebrowski, ont été « en pointe » sur les questions de guerre en réseau et de Transformation, la manière dont les marines de guerre occidentales modernes appréhendent leur organisation reste marquée par la dominance historique de la plate-forme (le navire) sur les capacités à acquérir, et ce en dépit des avancées contemporaines en termes d’approche systémique ou d’architecture de forces. Les opérations aéronavales contemporaines, de même que les opérations aéroterrestres, requièrent pourtant une approche capacitaire, où les caractéristiques du navire ou de l’aéronef comptent moins que la conception de véritables systèmes de force navals. A l’instar des unités terrestres, qui regroupent depuis longtemps des moyens variés dans des organisations permanentes (sections/pelotons, compagnies, etc.) ou semi-permanentes (S/GTIA, GTIA), les marines militaires doivent adopter une approche similaire, en l’adaptant bien sûr aux contraintes particulières du milieu naval. Afin de mieux s’adapter aux opérations aéronavales futures, il est nécessaire d’envisager le navire comme un élément d’un ensemble plus vaste : cette approche, qui est au coeur du concept de Task Force tel qu’il a été initialement pensé à l’aube de la seconde guerre mondiale, reste pour l’heure l’apanage de l’US Navy, qui avec ses différents Strike Groups (CSG ou ESG) est la seule marine a disposer de manière formelle d’unités navales organisées selon une approche capacitaire. Encore cela reste-t-il imparfait, puisque la construction navale n’est pas pensée selon cette approche. Or, la constitution d’un système de forces naval efficace impose d’intégrer, plus que dans d’autres milieux, stratégie génétique et organisation des forces. Il ne suffit pas de posséder un agglomérat de navires tous performants pour en faire une force navale efficace. Les capacités de chaque bâtiment doivent se répondre pour construire des organisations cohérentes et capables de dominer une portion donnée de l’espace aéromaritime. Dans ce but, il importe de repenser la constitution de flottes en termes de groupes spécialisés de composition fixe, les capacités requises par chaque groupe déterminant les caractéristiques des matériels les composant. Une telle approche intégrante permettrait de mieux adapter les forces navales à leur environnement d’action, en les dotant des moyens les mieux adaptés et en garantissant leur complémentarité. Une approche modulaire des navires, déconnectant armement et coques, rendue possible par les avancées de l’architecture navale et déjà mise en application (par exemple sur les navires de la classe Absalon danoise, ou sur les Littoral Combat Ship américains), s’intègrerait parfaitement à une telle conception des systèmes de forces navals, et éviterait de sacrifier l’armement d’un bâtiment pour pouvoir en garantir la mise en service effective (le cas s’est produit en France avec les frégates de classe La Fayette, notoirement sous-armées). Si cette approche peut sembler raisonnable, force est de constater qu’il ne s’agit pas de la voie prise par les marines occidentales actuelles. Des programmes comme le LCS ou le DDG-1000 (classe Zumwalt) américains sont emblématiques d’une approche centrée sur la plate-forme, et les débats actuels sur les structures de force confondent souvent capacités et plates-formes, alors qu’il s’agit de deux facteurs distincts. Afin d’adapter au mieux les forces navales aux opérations futures, il convient donc d’en finir avec la primauté de la plate-forme et d’adopter une véritable démarche capacitaire ne consistant pas seulement à agencer a posteriori les moyens, mais à adopter une approche globale de l’architecture des systèmes de forces navals dès la conception, afin d’obtenir une marine cohérente et capable de s’intégrer dans une stratégie de puissance globale. Pour cela, il convient de définir les capacités requises, et donc les missions, de manière précise, et donc de redonner toute sa place non seulement à la stratégie maritime mais aussi à la tactique aéronavale. Entre ces deux concepts, et d’autant plus que les opérations navales se complexifient, il s’avère intéressant d’explorer les apports que l’insertion du niveau opératif – traditionnellement exclu de la pensée navale en dehors des références de convention au « théâtre d’opérations » – pourrait aporter, et ce d’autant plus que l’art opératif originel – celui des théoriciens soviétiques – est nourri de l’approche « navale » des peuples nomades des steppes d’Asie centrale.

Pour un art opératif naval

L’art opératif est sans doute l’un des apports conceptuels à l’art de la guerre les moins bien compris en occident, et particulièrement en France ou l’on confond trop souvent, y compris au sein même des armées, stratégie opérationnelle (ou de théâtre, ici de milieu) et art opératif (qui est infra-théâtre). Pour rappel, le niveau opératif de la guerre est un niveau intermédiaire entre le niveau tactique et le niveau stratégique militaire (et non entre tactique et politique). L’art opératif, qui correspond pour ce niveau à la tactique ou à la stratégie pour leurs niveaux respectifs, est la branche de l’art militaire qui organise l’action tactique en vue d’accomplir les objectifs stratégiques fixés. Pour les théoriciens soviétiques, il s’agit du niveau décisif de l’action militaire (étant entendu que la stratégie militaire est la traduction en objectifs de la stratégie politique : buts dans la guerre et non buts de guerre). Dans le domaine naval, le niveau opératif a traditionnellement été rejeté, un auteur aussi important que le capitaine Wayne P. Hughes rejettant l’existence d’un niveau intermédiaire entre stratégie et tactique dans le domaine naval dans la première édition de son ouvrage Fleet Tactics. Pourtant, dans l’introduction de la seconde édition (Fleet Tactics and Coastal Combat), Hughes revient sur ce point et admet l’existence d’opérations navales comme distinctes et de la stratégie, et de la tactique. La raison est à chercher dans l’ajout au titre de l’ouvrage entre les deux éditions : tant que le propos posait une stratégie navale se suffisant à elle-même, c’est à dire hors du cadre de la stratégie globale, l’action tactique pouvait sembler suffir ; en outre, l’importance du concept de bataille navale restait forte dans la première édition. Dans la seconde, cependant, le cadre littoral de l’action invitait à remettre en contexte l’action navale, et soulignait l’importance de la campagne navale sur celle de la bataille : l’opératif venait alors chapeauter l’action tactique. L’évolution de la position du capitaine Hughes est significative de l’évolution de l’appréhension de la stratégie navale dans un contexte où la puissance navale est dirigée vers la terre. Pourtant, en a-t-il jamais été autrement ? La maîtrise des mers est un moyen au service d’une stratégie globale nécessairement dirigée vers les centres du pouvoir, qui se situent à terre : l’objectif des guerres Anglo-Hollandaises, au XVIIe siècle, est l’accès au mers comme routes vers des terres à coloniser ; la bataille de l’Atlantique a pour enjeu la victoire sur la Grande-Bretagne, et la guerre du Pacifique la victoire sur le Japon. La stratégie navale, même lorsqu’elle est dominante, est donc une fin d’une stratégie plus grande, nécessairement dirigée vers la terre. Dès lors que le résultat tactique (l’engagement naval) ne peut par lui-même conduire à la domination stratégique, même dans le seul domaine maritime (objectif de la stratégie opérationnelle navale), la bataille n’étant décisive que mise en perspective, il est nécessaire de mettre en place un véritable art opératif naval, seul capable de produire de l’efficacité stratégique. Trafalgar ou Midway n’ont pas mis fin à la guerre, et ne pouvaient en elles-même remporter la victoire sans la mise en oeuvre de campagnes maritimes combinées pour les exploiter : or la notion d’exploitation du succès tactique est à la source de la pensée opérative. Les marines contemporaines échouent pourtant à envisager de véritables opérations navales. Une approche opérative de la stratégie navale aurait pourtant de nombreux avantages en termes de planification, et amènerait en outre à repenser en profondeur et les modes d’action (l’action tactique n’étant plus centrale, mais au service de la stratégie, et inversement la stratégie devant se traduire de manière à pouvoir être mise en oeuvre avec les outils tactiques appropriés) et les structures de forces, qui pour l’heure sont fréquemment inaptes à conduire de véritables campagnes navales. Les marines actuelles, produits du temps de paix, ne sont plus suffisament pensées pour la guerre. Tout au plus envisagent-elles le combat, mais celui-ci est considéré « hors contexte », et les effets des engagements ne sont pas placés dans la perspective d’une campagne navale. Ainsi les opérations navales de lutte contre la piraterie au large de la Somalie sont-elles menées sans que les missions tactiques (escorte, fouille de navires, interception de pirates) ne soient combinées de manière à former un tout. Le résultat est une dispersion des efforts dans des actions tactiques ponctuellement couronnées de succès (libération des otages du Ponant, arrestation de pirates, etc.) mais qui ne changent rien à la situation stratégique. Indépendemment de toute considération politique vis à vis de la Somalie, il est douteux que ce soit la méthode la plus efficace, tant l’étendue maritime concernée est importante au regard du nombre de navires déployables, et tant la posture actuelle, purement défensive, prive les forces navales de l’initiative. Plus grave, dans une situation de guerre ouverte, quelle nation serait encore capable de mener une véritable campagne navale intégrée ? L’US Navy elle-même ne semble plus en mesure de conceptualiser de véritables campagnes navales. Seuls les Marines, force hybride (aéroterrestre à vocation navale) et qui ont beaucoup réflechi sur l’art opératif soviétique, semblent encore capables d’envisager de véritables campagnes combinées (aéronavales/amphibies). L’étude de l’art opératif et son adaptation nécessaire au particularités nombreuses du milieu maritime s’impose donc. Les marines de guerre de taille médiane, comme la Marine Nationale, en sortiraient plus efficaces, capables de mieux penser – et défendre budgétairement – leur structure de forces et leur organisation en vue du combat. Le développement ou le maintien de capacités navales crédibles passe en effet par un renouveau conceptuel, qui devra se traduire en termes de structures de forces.

La guerre navale se situe aujourd’hui à un tournant. La manière dont est pensée la constitution des flottes modernes met désormais en péril leur cohérence opérationnelle, et menace leur capacité à remplir leurs missions. La nécessité d’agir tant en haute mer qu’en zone littorale, en temps de paix comme en temps de guerre, impose de repenser l’architecture des forces navales en termes capacitaires et invite à repenser l’organisation de celles-ci en réhabilitant le concept d’unités navales permanentes, constituées sur une base capacitaire en vue de missions spécifiques. Dans un contexte international complexe, il est nécessaire de penser autrement les opérations navales, en donnant au niveau opératif un rôle nouveau dans la pensée maritime, et d’également concevoir les systèmes de forces navals à cette aune.