Repenser la guerre au XXIème siècle – Troisième partie : reconstruire la relation entre l’espace et le temps dans l’art de la guerre contemporain (2)

Dans le précédent billet, j’ai utilisé un entretien de 1991 accordé par Paul Virilio comme illustration afin d’expliciter la manière dont la fusion conceptuelle, dans le monde occidental contemporain, de l’espace et du temps en une dimension unique, la vitesse, avait altéré radicalement la perception du monde que nous avions, et j’avais esquissé les conséquences – néfastes- que cette évolution pouvait représenter pour la politique (au sens noble du terme) et la stratégie au sens large, ainsi que pour l’art de la guerre. Après la longue introduction théorique que constituait le premier billet, cette seconde partie s’efforce de préciser l’influence de « l’omnidimension » vitesse dans l’art de la guerre tel qu’il est théorisé depuis le début des années 1990, et propose des pistes pour le renouveau d’un art de la guerre réinvestissant les quatre dimensions de l’espace-temps.

La vitesse technologisée comme substitut à la stratégie : l’échec des chronostratégies occidentales

Depuis les années 1990, la rapidité est devenue le principe cardinal de la planification militaire occidentale. Portée par des technologies d’information et de communication donnant – à tort – un sentiment d’immédiateté et d’omniscience, accordant à la maîtrise de l’information (qui n’est pas la connaissance) des vertus d’ordre magique, la rapidité a été érigée en synonyme d’efficacité militaire, le plus rapide triomphant nécessairement du plus lent. Couplée à partir de la guerre du Golfe de 1991 à une véritable fascination pour le potentiel des munitions guidées de précision (PGM), nourrie du différentiel de puissance existant alors entre les armées occidentales – l’armée américaine particulièrement – et leurs adversaires potentiels, cette obsession de la vitesse a abouti à une pensée stratégique inapte à penser l’espace, mais aussi incapable de penser le temps autrement qu’en cherchant à le compresser. Cette faiblesse initiale, visible dans la compréhension simpliste de la pensée de John Boyd (réduite à la simple « compression de la boucle OODA »), s’est couplée à la culture de l’immédiat désormais répandue dans nos sociétés ne concevant plus le temps que comme « temps présent » pour aboutir à une approche pauvre de la chronostratégie, réduite à la seule accélération des opérations. L’étude de plusieurs travaux de l’enseignement supérieur militaire américain depuis le milieu des années 1990 offre de nombreux exemples de cette approche pour le moins limitée de la guerre. Or la vitesse n’est pas reine à la guerre. Si il est tactiquement important d’aller ponctuellement plus vite que l’adversaire (c’est là la raison de l’invention du « drill », qui permet de transformer en réflexes des procédures dont la rapidité d’exécution conditionne la survie au combat), la transposition à la stratégie de ce culte de la vitesse témoigne d’une vision « tactico-centrée » de l’usage de la force, et de l’absence en l’état d’une véritable pensée militaire stratégique. La patience, en guerre, est une vertu. Or a force de vouloir aller vite, l’impatience gagne dès lors qu’il faut prendre son temps. C’est oublier que les victoires « rapides et décisives » sont dans l’Histoire l’exception plutôt que la règle : quatre ans pour la première guerre mondiale, six pour la seconde, ce qui n’est déjà pas si mal. Mais neuf ans pour la France en Indochine, et onze pour les américains au Viet-Nâm (jusqu’à la chute de Saïgon), trente ans au total en comptant l’intermède entre les deux conflits (1945-1975). En remontant plus loin, on se rend compte que des conflits ont pu durer bien plus longtemps encore avant qu’une solution politique durable ne soit trouvée. Les guerres issues de la Révolution française ont duré 23 ans (1792-1815), avec une seule année de répit (la paix d’Amiens, en 1802-1803). la guerre de Trente Ans… trente années. La guerre de Cent Ans à en fait duré 116 ans. Les guerres Puniques 122 (de 264 à 146 av. J.C.). On pourrait multiplier les exemples à l’infini. L’obsession de la vitesse est une illusion dangereuse ; elle ôte au stratège la maîtrise du temps, en le contraignant à le comprimer de plus en plus, augmentant mécaniquement la pression… sur lui-même. Depuis la « révolution de l’information », l’illusion a été de croire que cela était possible. Les échecs répétés des interventions militaires occidentales témoignent des dangers de la vitesse. L’Irak, l’Ex-Yougoslavie, l’Afghanistan, le Proche-Orient, sont des cas parmi d’autres de situations conflictuelles que la force a échoué à résoudre parce qu’il a fallu obtenir la décision au plus vite. Cette obsession de la décision rapide a conduit à se satisfaire de demi-victoires, et a sans doute prolongé en définitive des engagements flous, « ni paix, ni guerre » (le Kosovo étant un bon exemple) qui si ils figent éventuellement le conflit ne le résolvent en rien. Le résultat est que nous courrons après la victoire, toujours plus vite, mais celle-ci se dérobe… rappelant que la vélocité n’est pas tout, si elle prive le stratège de son espace de manoeuvre. Bien plus, dans les conflits actuels, la maîtrise physique de l’espace – en d’autres termes, la présence sur le terrain – restent une condition nécessaire de la victoire : la présence « virtuelle » ne suffit pas. Redonner à la force les moyens de la victoire impose donc, « guerre au sein des populations » ou non, de remplacer la quête – monodimensionnelle et monodirectionnelle – de la vitesse dans un contexte de guerre de plus en plus déshumanisé par une manoeuvre pluridimensionnelle et pluridirectionnelle.

Espace, temps, moral et intellect : les dimensions de la manoeuvre future

John Boyd, théoricien visionnaire par bien des aspects, définissait trois « domaines » de guerre : le physique, le moral et l’intellect (mental en anglais). William S. Lind et les théoriciens de la guerre de quatrième génération (Fourth Generation Warfare, 4GW) ont opposé cette trilogie à celle, classique, des niveaux de la guerre : stratégique, opératif, tactique, et particulièrement à l’art opératif. Ce faisant, ils commettent une erreur majeure, confondant niveau et dimension, c’est à dire principe organisateur et milieu d’action, et montrent que, en dépit de leur réinvestissement du concept dès le milieu des années 1980 (dans le cadre cette fois-ci d’écrits sur la guerre dite « manoeuvrière » – Maneuver Warfare), ils ne comprennent pas ce qu’est l’art opératif. Ils en tirent une réponse monodimensionnelle, se concentrant sur la dimension « moral », c’est à dire sur la volonté de l’adversaire. Ce faisant, ils ont stratégiquement raison : la guerre est un affrontement de volontés. Mais opérativement, ils se trompent : l’action concrète sur la volonté de l’adversaire se fait sur les quatre dimensions de l’espace-temps (méta-dimension « physique » chez Boyd), sur le moral et sur l’intellect, cette dernière dimension représentant l’action sur la perception de l’adversaire et de son propre « socle de légitimité » : opinion locale et/ou internationale, alliés, etc. La manœuvre future, loin de se résumer à une dimension unique, en comptera donc six. Mais, en dépit du développement considérable de la cyberguerre et des opérations psychologiques (qui visent le moral et l’intellectuel), la décision devra s’opérer, demain comme hier et aujourd’hui, dans le domaine physique. Les actions « réelles » continuent d’être la manière la plus efficace d’affecter perception et volonté. Pour ces raisons, l’espace et le temps continueront d’être les dimensions majeures de l’exercice de la force armée. Mais pour être efficace dans son application, il est essentiel d’admettre que la relation espace-temps est équilibrée : la maîtrise de l’un n’est possible que dans la mesure où l’on contrôle l’autre. L’erreur – le péché originel – de ceux qui parent la vitesse de toutes les vertus a été d’oublier que la guerre ne se résume pas à la destruction : dans l’art opératif originel, dans la manœuvre, l’objectif est un avantage de position (positionnal advantage), c’est à dire spatial. Autrement dit, l’objectif à atteindre est physique, géographique. Cet objectif peut être la population. On quitte alors la géographie physique pour la géographie humaine. A l’inverse, la capacité à alternativement comprimer et dilater le temps relatif de l’adversaire, à provoquer chez celui-ci ce que Michel Yakovleff appelle dans  »Tactique théorique » l’arythmie, autrement dit l’incapacité pour lui de s’adapter au rythme de l’action amie, est un élément clé dans la réussite de la manœuvre, et autrement plus riche que la seule « course à la rapidité » dont le même Michel Yakovleff montre d’ailleurs bien les limites. C’est donc bien dans la combinatoire de l’intelligence spatiale et de la chronostratégie qu’il faut chercher le succès.

Les difficultés dans lesquelles se trouve aujourd’hui l’art de la guerre occidental peuvent en partie s’expliquer par la réduction de celui-ci à une simple quête de la vitesse, mais plus largement à une recherche – très marquée aux Etats-Unis – pour une solution unique à tous les problèmes stratégiques. Si demain la déification de la rapidité cède la place à autre chose, il faut s’assurer qu’il ne s’agira pas d’une nouvelle obsession. L’engouement actuel pour la « guerre parmi les populations » présente à ce titre nombre des mêmes dangers, en proposant une lecture unique des conflits contemporains au demeurant basée sur une analyse historique erronée (l’enjeu représenté par les populations est tout sauf nouveau : le « combat de phalange » fantasmé en centre-Europe de la guerre froide à simplement conduit les armées à l’oublier). Aujourd’hui comme hier, il n’existe pas de solution miracle menant automatiquement à la victoire, ou de formule magique contre l’adversité, et c’est tant mieux. La guerre gagne à être difficile : autrement, comme le constatait déjà Robert E. Lee, nous l’aimerions par trop.

Billets déja parus dans la série « Repenser la guerre au XXIe siècle »: