
De la grande stratégie à la tactique : l’articulation des niveaux de l’art de la guerre
Avertissement : Le présent billet a plus particulièrement pour objet de présenter la manière dont l’auteur de ce blog conçoit l’articulation de l’art de la guerre contemporain, de la grande stratégie à la tactique. Cette présentation est importante dans la mesure où la perception de la relation unissant entre eux les niveaux de l’art de la guerre, de la nature de ceux-ci voire de leur existence et de leur agencement diffèrent fréquemment d’un théoricien à l’autre. Cette divergence de perception, probablement inévitable, conduit parfois à de véritables dialogues de sourds, tout simplement parce que les fondements conceptuels dont partent les participants des dits dialogues ne sont pas les mêmes. Ce qui suit n’est pas un exposé académique, pas plus qu’un résumé des différents points de vue sur le sujet : il s’agit de ma position sur le sujet. L’exposé qui suit présente ma perception personnelle des relations unissant les différents niveaux de l’art de la guerre, de la manière dont ceux-ci s’articulent et se combinent. Libre à chacun d’être en accord ou en désaccord avec ces positions, qui sont de toute manière sans doute appelées à évoluer au fil du temps. Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, et il est possible que la poursuite de l’étude de la guerre me fasse réviser certaines – voire toutes – mes positions. Cela étant, cet exposé me semble nécessaire, afin de préciser ma pensée vis à vis des lecteurs de ce blog. Il est essentiel que, lorsque sera employé le terme « art opératif » par exemple, chacun sache exactement ce que recouvre ce terme sous ma plume, afin d’éviter précisément les dialogues de sourds cités plus haut.
L’architecture de l’art de la guerre peut grossièrement être répartie entre deux sphères, imbriquées mais de nature différente.
La sphère de la stratégie est d’abord celle du Prince[1] : elle inclut la guerre, mais celle-ci n’en constitue qu’une partie. Elle concerne l’ensemble de la conduite de l’État, dans la paix comme dans la guerre. Cette première sphère peut elle-même être divisée en deux :
- La grande stratégie (ou grande politique) consiste essentiellement en la définition des objectifs méta-stratégiques fondamentaux de l’État. Ces objectifs doivent tendre vers l’obtention de la puissance stratégique la plus grande possible, autrement dit du degré de puissance le plus élevé pouvant être atteint sans mettre en péril l’existence de la Nation et sans l’épuiser. C’est au niveau de la grande stratégie que sont conçues les stratégies subordonnées, ou sectorielles, qui se préoccupent d’un domaine particulier d’action de l’État. Chacune de ces stratégies sectorielles a à son tour la charge de déterminer les objectifs stratégiques du secteur qui l’occupe afin que celui-ci concoure a l’atteinte des objectifs de la grande stratégie. Au niveau fondamental, l’art de la grande stratégie est donc de déployer et de maintenir au sein de la Nation une dynamique permanente vers la puissance maximale, tout en restreignant les excès de cette « volonté de puissance ». La détermination des buts méta-stratégiques, leur déclinaison en objectifs de stratégie sectorielle, puis le suivi de leur mise en application sont la traduction concrète de la grande stratégie. Bien qu’aucune étude de l’art de la guerre ne puisse être complète sans son étude, le niveau de la grande stratégie ne lui est pas uniquement lié. L’art de la guerre est une déclinaison particulière de la grande stratégie, celle-ci étant un tout plus vaste.
- La stratégie militaire ou traditionnellement stratégie tout court est l’une des stratégies sectorielles, déclinaisons de la grande stratégie. Il s’agit du niveau auquel est préparée et conduite la guerre dans son ensemble. C’est à ce niveau que revient la tâche à la fois de développer, préparer et entretenir l’outil humain et matériel destiné à faire la guerre (comprenant essentiellement, mais pas uniquement, les forces armées) ainsi que de déployer une doctrine stratégique adaptée aux buts méta-stratégiques poursuivis (outil intellectuel), de planifier et superviser la conduite globale de la guerre en relation avec ces objectifs. Le niveau stratégique est ainsi le niveau le plus élevé de l’art de la guerre, et donc le premier niveau où interviennent ses principaux praticiens, à savoir les militaires. La nature de la relation entre le Prince et le Soldat a lieu à ce niveau, et peut se définir de la manière suivante : le Prince ayant déterminé les buts méta-stratégiques, celui-ci et le Soldat les déclinent conjointement en objectifs stratégiques, le Prince s’assurant que la déclinaison effectuée corresponde aux buts, le Soldat ayant pour fonction de présenter au Prince les différentes options stratégiques (une construction cohérente, fonctionnelle et applicable d’objectifs stratégiques) pouvant permettre d’atteindre les buts méta-stratégiques, puis de répartir entre les différents objectifs stratégiques les forces destinées à les atteindre. La différence entre les deux niveaux de la sphère stratégique est donc essentiellement une affaire de différence de degré d’abstraction : celui-ci est élevé au niveau méta-stratégique, qui est essentiellement conceptuel, plus modéré au niveau de la stratégie militaire qui quitte le conceptuel pur pour entrer dans le domaine du concret. La particularité du niveau stratégique est son existence à la fois en temps de paix et en temps de guerre.
La sphère des opérations est avant tout celle du Soldat. Elle concerne exclusivement la guerre, sa conduite et son exécution. Comme la précédente, cette sphère inclut deux niveaux.
- L‘art opératif [2] se trouve à la jonction entre la sphère stratégique et celle des opérations, et constitue l’interface indispensable entre la stratégie militaire et la réalisation de celle-ci au travers de l’ensemble des actions tactiques. Il permet le passage d’une conception abstraite et conceptuelle de la guerre, la stratégie, à la réalisation concrète et matérielle de celle-ci par le moyen de l’emploi de la force, et donc de la tactique. L’art opératif doit donner sens à la tactique, et faire prendre corps à la stratégie. Autrement dit, le niveau opératif est celui où le tout devient plus grand que la somme de ses parties, c’est à dire le niveau où l’assemblage constitué par les forces devient un système cohérent, tendu vers la réalisation du ou des objectif(s) stratégique(s)[3]. Si la stratégie est le niveau conceptuel, ou intellectuel, de l’art de la guerre, et la tactique le niveau matériel ou mécanique, l’art opératif est le niveau artistique de celui-ci. En effet, « l’artiste opératif » a pour but de traduire un concept en matière, de la même manière que le peintre transcrit une vision du monde (l’objectif stratégique) en tableau (la réalisation tactique). L’art opératif est donc avant tout un exercice de création, puisqu’il s’agit de donner de la substance au concept abstrait qu’est l’objectif stratégique. De la même manière que la disposition créative de la peinture sur la toile rend l’ensemble des touches de peinture plus grand que la simple accumulation de ces touches (puisque celles-ci sont investies de sens par le pinceau de l’artiste), l’art opératif donne sens à l’action militaire. A ce titre, il s’agit du niveau le plus important de l’art de la guerre : un art opératif consommé permettra de réaliser un « chef d’œuvre », et d’atteindre l’objectif stratégique fixé, mais tout échec à ce niveau rendra immédiatement inutile le succès tactique, puisque celui-ci sera alors dénué de sens. Aussi, et bien que la victoire requière en outre que les objectifs stratégiques fixés soient atteignables, et donc ancrés dans la réalité (ce dont ne les dispense pas leur caractère conceptuel), un échec au niveau opératif entraînera la défaite, sauf dans le cas d’un adversaire également inapte à ce niveau, auquel cas celle-ci sera avant tout affaire de circonstances. Le niveau opératif est donc bien le niveau capital de l’art de la guerre.
- La tactique est la branche de l’art de la guerre la plus immédiatement évidente, de par son caractère matériel. Elle peut être définie comme l’emploi dans l’espace et le temps de la force armée dans le but de remporter les combats. La tactique est le niveau mécanique de la guerre, c’est à dire qu’elle s’occupe entièrement de facteurs concrets et est régie, comme toute activité matérielle, par les lois de la physique. C’est la discipline du combat. Bien que sa nature matérielle et mécanique la rattache aux sciences, l’incertitude fondamentale au combat rend impossible la reproduction à l’identique de « l’expérience » tactique, et l’omniprésence de l’élément humain rend possible la manipulation créative des facteurs mécaniques du combat, ce qui rapproche la tactique de l’art. Le terme « artisanat » (voire « alchimie ») est donc celui qui décrit le mieux la place de la tactique dans l’art de la guerre. Le tacticien pourra ainsi s’appuyer sur des règles et des principes généraux, ainsi que sur la connaissance intime des phénomènes mécaniques à l’œuvre. L’incertitude fondamentale ne lui laissera néanmoins pas la possibilité de disposer à un instant donné de l’ensemble des données du combat, ni ne lui offrira la possibilité de reproduire plusieurs fois exactement la même action, tempérant l’efficacité potentielle découlant de la connaissance théorique des données du combat. Dans le même temps, il pourra néanmoins manipuler ces données, y compris l’incertitude, à son profit et innover dans la combinaison des éléments à sa disposition, augmentant ses chances de succès. Seule, la tactique ne sert à rien : c’est on l’a dit au niveau opératif que l’action tactique prend sens. Dans un contexte où le niveau opératif est nié, ce ne sont pas tant les facteurs matériels qui dominent que l’incertitude fondamentale, qui transforme la guerre en quelque chose ressemblant au jeu de carte de la bataille : aléatoire et meurtirer. En revanche, l’action tactique est absolument indispensable à la victoire dont elle constitue l’indispensable matière première.
Entre les deux sphères, l’art de la guerre est lié par une double relation verticale. Du haut vers le bas, il s’agit d’une relation de sens, la sphère supérieure donnant sens à l’action de la sphère inférieurs. Dans le sens inverse, la sphère des opérations donne les moyens nécessaires à la réalisation des objectifs de la stratégie. La relation entre les deux sphères et les quatre niveaux de l’art de la guerre peut être résumée par le schéma suivant (cliquez sur l’image pour l’agrandir) :
Notes
[1] On utilisera dans ce qui suit le terme de « Prince » pour désigner l’entité dirigeante de l’État, quelque soit sa forme ou sa nature. Cela pourra être un homme seul ayant tout pouvoir, un exécutif démocratique avec plus ou moins de droit de regard du parlement, un collège ou une assemblée régnante, etc.
[2] Le terme « opérationnel », fréquemment employé à la place d’opératif par transcription de l’anglais operational ne sera jamais employé ici dans ce sens, afin principalement d’éviter toute confusion entre le niveau opératif et l’art opératif d’un côté, et ce qui est relatif aux opérations militaires de l’autre. La « sphère des opérations » se réfère à ce dernier sens.
[3] Contrairement à une définition courante, le niveau opératif ne correspond pas nécessairement à l’échelon du théâtre d’opérations au sens strictement géographique de ce terme. La définition présentée ici n’est pas nécessairement géographiquement contrainte. En fait, le niveau de commandement opératif est déterminé par l’objectif stratégique poursuivi, et non directement par la géographie. L’établissement d’un lien formel opératif/théâtre d’opérations relève à la fois d’un contresens sémantique (la confusion opératif/opérations) et conceptuel, dans la mesure où la prégnance de la géographie de cette manière est un collage sur le niveau opératif de l’importance de celle-ci pour le niveau tactique. Le lien entre niveau opératif et géographie existe ; il n’est cependant pas linéaire mais lié au sens donné à l’espace, autrement dit à l’expression spatiale de l’objectif stratégique. Il est donc abusif de lier systématiquement opératif et échelon du théâtre, sauf à cesser de considérer cet échelon comme une subdivision géographique de l’espace mais bien, en revenant au sens primitif de l’expression, à l’espace dans lequel se déroule l’opération (entendue ici comme « unité de temps et lieu opérative »).
Bonsoir
J’ai une question à propos de l’art opératif.
J’ai remarqué que tous les exemples de l’art opératif sont offensifs. Alors, existe t-il une dimension défensive dans l’art opératif (la formulation est volontairement vague pour laisser la définir vous même)? Si oui, pouvez-vous donner un exemple?
Cordialement
@Stent
Je vous félicite pour votre vision de l’articulation de l’art de la guerre qui, d’une part éclaire le lecteur sur la distinction entre stratégie, opératique et tactique, d’autre part délimite clairement les fonctions stratégiques des gouvernements et chef d’Etat-major. Pour ceux qui veulent en savoir plus, je leur conseille de lire la quatrième partie de « Stratégie » de Basil H. Liddell Hart.
Concernant la guerre du Viêt-Nam, je pense qu’on ne peut analyser correctement les évènements sans se souvenir qu’ils existent différents types de pertes.
Les batailles livrées par les Américains au Viêt-Nam se traduisent presque toujours par des victoires tactiques du point de vue des pertes physiques: Les communistes ont perdu plus d’effectif que les Américains et G.I. Joe a pris la vallée ou la colline visée. La finalité des batailles aboutit en revanche à une terrible attrition psychique du côté américain: L’esprit combattif des militaires et surtout des civils américains s’étiolent de batailles en batailles. En effet, les Américains réalisent très vite que le coût humain de la guerre (1200 morts/an en moyenne) n’aboutit à aucun résultat décisif: Pourquoi continuer la lutte, dès lors?
On peut donc dire que les victoires tactique physiques des Américains et psychiques des communistes aboutissent finalement à une victoire stratégique des communistes des plus classiques:démoralisation (conséquence du « body count » psychique) découlant de la guerre directe (embuscades, attaques surprises) simplifiée par la pratique efficiente de la guerre indirecte (actions contre la mobilité, guerre psychologique, guerre médiatique.
Le succès des campagnes de guerre directe et indirecte des communistes repose sur:
1) Une définition claire de l’état final recherché: 1° éliminer la dictature du Viêt-Nam du Sud pour s’approprier son territoire 2° provoquer le retrait américain à cette fin (grande politique-mandat politique des troupes)
2) L’établissement d’un commandement miliaire unifié pour une conduite (grande polititque-unicité du commandement)
3) La perception du centre de gravité des Américains, lequel est leur volonté de combattre (stratégie militaire-choix des objectifs)
4) La perception des lignes d’opération qui permettent de frapper le centre de gravité: démoralisation des troupes américaines, démoralisation de la population américaine, incitation à la haine des Américains contre la population viêtnamienne, ralliement des Viêtnamiens, intimidation des Viêtnamiens non ralliés. (stratégie militaire-choix des objectifs)
5) Une bonne répartition des rôles entre Brigades régionales du FNL, divisions du FLN et divisions de l’ANV (stratégie militaire-choix des moyens)
6) Des actions tactiques bien préparées dans le cadre de chaque ligne d’opération: sabotages, tirs de harcèlement, pose de bombes, pose de piège, embuscades, attaques surprises, guerre de positions depuis des bunkers.
7) Le souci d’annuler tous les avantages des Américains par l’exploitation des opportunités, la préparation soigneuse des actions, l’esquive et la fuite systématique devant les offensives, l’habitude de combattre à 15 m pour gêner l’appui-feu américain, l’emploi judicieux de fumigène et camouflage contre l’aviation (tactique-économie des forces)
8) Une grande maîtrise opératique permettant l’exécution des actions tactiques: victoire logistique sur la piste Hô Chi Min, emploi de tunnels pour le transfert des forces, opérations massives de diversion efficace, « guerre des routes ». (Opératique-Manoeuvres et bataille du ravitaillement)
9) Une organisation du renseignement et des troupes favorisant la perception et l’exploitation à temps des opportunités. (Opératique-Gestion du brouillard de guerre)
10) Une bonne gestion des pauses opérationnelles permettant la reconstitution des forces et le cour-circuitage de l’attrition causée par les troupes américaines.(Opératique-gestion de la friction et du temps)
11) Une patience extrême de Giap « le Temporisateur » dans la conduite des opérations, visant à causer des pertes temporelles aux Américains, lesquelles aboutissent à des pertes psychiques supplémentaires (Opératique-gestion du temps)
12) La garantie de l’esprit combattif des combattants et non combattants grâce à un recrutement ciblé, un programme politique suscitant l’espoir, l’organisation des troupes en cellules de trois hommes, les séances de propagande, l’explication des buts politiques et militaires de troupes (grande politique et tactique-préparation et conduite psychique de la guerre)
A l’opposé, la doctrine américaine consiste en l’organisation de safari avec des GROS flingues: les opérations Recherche et Destruction. C’est la marque de l’impréparation des troupes américaines à la guerre par zones. L’US Army était et est encore conçue pour la guerre frontalière (un préliminaire de la guerre par zone), aucune branche des forces armées américaines n’était et n’est actuellement chargée du nettoyage des zones du théâtre d’opération une fois leurs défenses périphériques rompues.
Je trouve enfin un moment pour vous remercier pour votre réponse qui a eu le mérite de me faire pendre conscience : 1/ de ma version très occidentale de la victoire, erreur que j’avais déjà commise ici sur les aspect moraux de certaines armes ou moyen de lutte, 2/de ma minoration de l’aspect politique dans la « victoire » au sens global du terme, même je reste instinctivement convaincu que c’est l’aspect que l’on peut s’accorder de perdre sans le moins de dommage à long terme, voir que l’on peut se permettre bien souvent d’ignorer, cf Irak pour les Usa, Géorgie pour la Russie.
@ A.g.
La situation inverse de celle des américains au Viet-Nâm peut être trouvée justement dans le même conflit chez l’adversaire Nord-Vietnamien, qui a réussi à accomplir un objectif stratégique (le retrait américain et l’abandon par les États-Unis du Viet-Nâm du Sud) sans remporter de victoire tactique contre es forces américaines. En revanche, l’attrition continue des forces US, l’usure morale de l’adversaire américain, ont en dépit des revers fini par payer au niveau stratégique, en dépit de l’absence de succès tactique contre les forces US. Bien sûr face aux sud-vietnamiens, les forces nord-vietnamiennes ont du ensuite remporter des succès tactiques afin de pouvoir unifier le Viet-Nâm sous l’autorité de Hanoï.
Autrement dit, les différents niveaux de la guerre sont liés par une dialectique, qui fait que chacun des niveaux influe sur les autres. Mais aucun niveau n’est entièrement dépendant des deux autres. La guerre du Kippour fournit un exemple de la complexité de la dialectique des niveaux de guerre. Le franchissement initial du canal de Suez puis la rupture de la ligne Bar-Lev par les Égyptiens sont des succès tactiques initiaux. Toutefois, les Israéliens parviennent à empêcher les Égyptiens de transformer ce succès en victoire opérative, en contenant la pénétration puis en contre-attaquant, remportant à leur tour un succès tactique qu’ils parviennent, par le franchissement en sens inverse du canal de Suez, à transformer en victoire opérative. Le succès opératif, combiné à celui remporté contre les Syriens sur le front nord (dont l’échec est total : tactique, opératif, stratégique) permet le cessez-le-feu, et fait des Israéliens les vainqueurs militaires de la guerre. Mais les Égyptiens bien que finalement vaincus réussissent néanmoins à accomplir leur objectif stratégique : les Israéliens quittent le Sinaï, et signent les accords de Camp David peu après, qui mettent fin à l’affrontement israélo-égyptien et permettent de poser les conditions d’une paix israélo-arabe, tout en redonnant à l’Egypte son rôle prépondérant dans le monde arabe. On a donc là une situation plus complexe que la vision simpliste traditionnelle selon laquelle le succès tactique permet seul le succès opératif qui permet seul le succès stratégique. Il y a dialectique, et non linéarité, les conditions particulières de chaque conflit transformant les interactions entre les niveaux de guerre.
La stratégie n’est elle pas dépendante du succès tactique, justement ? J’ai du mal à concevoir une situation inverse à celle que vous évoquez pour le Viet-nam, soit pas de succès tactique mais victoire stratégique.
@ Pam
Hervé Couteau-Bégarie, quelles que soient ses autres qualités, n’a jamais compris ce qu’était l’art opératif. C’est un travers courant chez les navalistes, la prise en compte de l’opératif dans la guerre navale étant aujourd’hui seulement en train de se faire aux États-Unis, au travers notamment des travaux de Milan Vego. On notera que ce dernier a notamment étudié la marine soviétique, ce qui n’est pas un hasard. Or le rejet des apports conceptuels de l’école soviétique en France est encore vivace.
Vos descriptions de la stratégie et de la tactique me gênent. La tactique ne vise pas à obtenir la victoire : c’est une définition caduque depuis la fin du XVIIIème siècle au moins, et qui repose en outre sur le paradigme éminemment discutable de la « bataille décisive ». La tactique est l’emploi des forces en vue du succès au combat : son objectif est de remporter les engagements, mais le fait de remporter ces engagements ne garantit pas le succès stratégique : les Etats-Unis ont perdu la guerre du Viet-Nâm en ayant remporté tous les engagements tactiques. Et la stratégie n’a pas pour objet d’employer le succès tactique : c’est la placer à la traîne du niveau tactique, et l’en rendre dépendante. C’est bien l’art opératif qui emploie le succès tactique au service de la victoire stratégique. Au delà, c’est lui qui donne un sens au succès tactique, autrement dit plus que simplement l’employer qui organise l’ensemble des engagements – succès et échecs d’ailleurs – en un tout cohérent plus grand que la somme de ses parties. La stratégie, quant à elle, réside dans la définition d’objectifs et dans la mise en œuvre de moyens, dont le combat n’est qu’un élément parmi d’autres, au service du but politique recherché.
Quand au Corps de Réaction Rapide (CRR-FR), cela peut autant illustrer la polyvalence des moyens de commandement modernes que la confusion pouvant encore exister entre les niveaux de guerre.
Je conviens bien volontiers que mes exemples étaient grossiers et sûrement simplificateurs.
Néanmoins, les interrogations de M. Couteau-Bégarie, livrées au CSEM en juin 2008, sur l’existence même d’un art opératif (ou -tionnel) me restent en mémoire.
La stratégie vise à employer les victoires, et la tactique à les obtenir sur le terrain. Ce sont des définitions fortes(au sens mathématique). L’art opératif assure une indispensable liaison entre les deux, qui sont pratiqués par des hommes aux préoccupations fondamentalement différentes. Il a donc une définition faible (toujours au sens mathématique). D’où une confusion fréquente.
La confusion, chez nous, est encore entretenue par le fait que notre CRR-FR peut armer soit un PC interarmées opératif, soit un PC de composante terrestre (de niveau tactique). Quand on peut faire simple…
Bonsoir,
Les quelques échanges entre Stent et PAM me laissent penser que, de manière plus générale, les débats sur les niveaux stratégique, opératif et tactique ne sont pas près d’être terminés.
1/ Il existe un problème de description scalaire de la réalité. Un même fait peut être interprété de manière différente selon le niveau considéré. Ce phénomène est connu, en paticulier, dans le renseignement .
2/ Pour débattre des différents niveaux, il est mieux de se fonder sur les mêmes définitions.
3/ « L’écrasement des niveaux » dans certaines opérations actuelles ne favorise pas la praxeologie militaire.
4/ Pour « simplifier » le tout, certaines armées comme l’armée francaise ont des niveaux tactiques différents…
Le principe de sphères de la stratégie et des opérations qui engloblent les niveaux me semble intéressant.
Cordialement
SD
@ Pam
Plusieurs remarques :
Votre remarque sur le conflit germano-soviétique est historiquement fausse. La stratégie, allemande comme soviétique, mise en oeuvre n’est pas aussi simpliste que vous le dites, particulièrement dans la mesure où chacun des bélligérents a d’autres objectifs que la destruction de l’autre : on pourra ainsi évoquer pêle-mêle la stratégie économique allemande, la préparation de l’après-guerre par les Soviétiques (ce qui les pousse par exemple à lancer une opération en Roumanie au printemps 1944), une stratégie diplomatique des deux camps à l’égard de la Turquie, etc. La stratégie des deux camps n’est simpliste que dans les manuels d’histoire et les ouvrages de vulgarisation, et de nombreuses études ont montré que, contrairement aux idées reçues, Hitler comme Staline ont en fait une – ou des – stratégies relativement cohérentes par rapport à leurs objectifs que je qualifierai de méta-stratégiques. En ce qui concerne les niveaux opératif et tactique, là encore vous faites fausse route. La manipulation de concepts tactiques au niveau opératif est constatable chez les Allemands, et chez eux seuls, et encore doit être nuancée, une forme de pensée opérative « non-tacticisée » apparaissant chez Manstein par exemple (même si il s’agit là je vous l’accorde plus d’une exception). En revanche, les soviétiques ne sont absolument pas victimes de tacticisation, et ne pratiquent pas la tactique jusqu’au niveau du groupe d’armées (le Front chez eux). Bien au contraire, la « grande guerre patriotique » voit aboutir les concepts soviétiques de bataille dans la profondeur et le conflit germano-soviétique est le théâtre éclatant de la victoire de la pensée opérative soviétique sur la pensée allemande tacticisée, fut-elle servie par un outil tactique aussi efficace à ce niveau que la Wehrmacht. Dire que la guerre à l’est était affaire de tacticien est donc inexact. Je vous encourage à lire les travaux de David Glantz (In pursuit of Deep Battle sur l’art opératif soviétique et ses nombreux autres ouvrages sur le conflit germano-soviétique), ainsi que le remarquable In pursuit of military excellence de Shimon Naveh, qui montrent bien l’importance de l’art opératif comme clé de la victoire soviétique.
Concernant l’Afghanistan, je suis en désaccord avec vous (mais cette fois c’est une appréciation plus personnelle) : le niveau opératif est constamment négligé en contre-insurrection, et les conflits de ce type sont particulièrement prompt à la tacticisation, en raison de l’écho des actions tactiques jusqu’au niveau stratégique. Il n’en va pas différemment en Afghanistan, les opérations spéciales étant sans doute pour le moment les seules à bénéficier d’une vision opérative globale, ce qui explique sans doute plus leur succès que leur performance tactique seule.
Je pense que votre vision du niveau opératif souffre d’une inversion classique du prisme par lequel on observe l’art de la guerre, et qui a trop souvent tendance à regarder l’art opératif à partir du niveau tactique, alors qu’il faudrait, comme je pense l’avoir montré, faire l’inverse. La tactique est au service de l’art opératif, et non l’inverse. Le niveau opératif n’est pas, et est même tout sauf un niveau de responsabilité administratif : c’est une discipline à part dans la théorie et la pratique de l’art de la guerre. Il y correspond des niveaux de commandement dédiés, bien sûr, mais niveaux de la guerre et échelon de commandement sont deux choses différentes. Il me semble qu’il s’agit là d’une confusion néfaste à la bonne compréhension de l’opératif, et il ne me semble pas exact de supposer qu’il existe plusieurs niveaux opératifs selon les pays. Il existe plusieurs manière d’agir au niveau opératif (et des différences subséquentes de structure) mais le niveau opératif est identique pour tous (comme le niveau tactique, identique pour le taliban et le soldat français en dépit d’une approche différente des problématiques de ce niveau).
A propos des confusions fréquentes entre les niveaux :
Si les définitions des niveaux stratégiques diffèrent des Etats-Unis à l’OTAN ou à la France, il me semble que c’est parce que cette distinction est l’argument conceptuel de la division des responsabilités et des compétences. Ces différences de conception sont une première source de confusion.
Une autre source est l’interprétation incorrecte d’exemples historiques. On ne tire pas les mêmes conclusions de l’étude de modèles différents.
Je m’explique. Le conflit germano-soviétique de 1941 à 1945, vit la mise en oeuvre d’une stratégie directe primaire (recherche mutuelle de l’anéantissement militaire), des opérations réduites à la concentration de forces et au maintien de réserves, et surtout de la tactique jusqu’au niveau du groupe d’armées. Cette guerre fut essentiellement tactique, qui pouvait être menée presque uniquement par des tacticiens.
Deuxième exemple : le conflit en Afghanistan. La stratégie cherche encore comment employer efficacement la force, le niveau opératif tente d’occuper le terrain avec les maigres troupes disponibles, et essaie de les soutenir au mieux, quant aux tacticiens ils s’attachent à anéantir les bandes d’opposants armés. On voit que ces trois niveaux sont bien distincts.
Le plus clair pour différencier les trois niveaux de l’action de guerre semble donc d’observer la nature des moyens commandés par les échelons dédiés à leur mise en oeuvre.