Egypte : une rapide mise en perspective historique
Les récents événements en Égypte m’incitent (de l’étranger où je me trouve pour encore quelques jours) à une rapide mise en perspective historique :
– L’Égypte a, depuis le Moyen-Âge – voire depuis l’Antiquité – le pivot du Moyen-Orient, et l’une des trois puissances majeures du monde arabe, avec l’Irak (hors-jeu pour les années à venir) et la Syrie, ce dernier pays étant néanmoins dans une position le plus souvent secondaire par rapport à l’Égypte.
– Qu’il s’agisse de l’Empire Romain, de Saladin (Salah al-Din), des Mamelouks, des Ottomans, ou de Napoléon Ier, l’importance stratégique de l’Égypte, et son importance politique, ne se sont jamais démenties.
– Nation dotée, contrairement à de nombreux États arabes, d’une identité largement antérieure à l’arrivée de l’Islam, l’Égypte a toujours eu une place particulière au Moyen-Orient pour cette raison, cultivant une forme de particularisme tant culturel que (surtout) politique, et disposant d’une forte personnalité nationale lui permettant assez naturellement d’assumer le leadership du monde arabe, une place contestée après la mort de Sadate par l’Arabie Saoudite, la Syrie, ou l’Irak de Saddam Hussein, mais sans que ces « challengers » ne parviennent à totalement la supplanter.
Ces quelques points rapides m’incitent aux réflexions suivantes (livrées « en vrac »), dont seul l’avenir dira si elles sont pertinentes :
– L’ère Moubarak a constitué pour l’Égypte une éclipse relative sur la scène internationale. Les événements récents laissent penser, quelle que soit leur conclusion, à un scénario de remontée en puissance à la turque dans les dix-quinze années à venir.
– Le visage de l’Égypte après que la confusion actuelle se soit dissipée aura une valeur de précédent, et pourrait entraîner rapidement la Syrie dans son sillage. Là encore historiquement, la Syrie et l’Égypte combinée dominent le Moyen-Orient; rivaux, ils promettent un jeu plus complexe.
– Le Moyen-Orient dans vingt ans pourrait dès lors ressembler à l’Asie du Sud-Est aujourd’hui : une région en évolution rapide, agitée de multiples rivalités de puissance.
– Israël se trouvera alors dans une situation plus dynamique qu’aujourd’hui, conduisant à deux scénarios possibles : un effondrement rapide, si les Israéliens ne savent pas jouer de leurs atouts et s’enferment dans leur actuelle tendance obsidionale ou une mer d’opportunités stratégiques si les Israéliens reviennent au niveau d’habileté stratégique de la période 1948-1973.
– « L’arc de crise », obsolète, va être rapidement remplacé par des espaces de compétition courant de l’Europe à l’Asie orientale, où les États européens auront le choix (comme d’habitude) entre politique de puissance, impliquant une action d’ensemble et effacement. Au passage, il faudra, comme les États-Unis en ont pris l’habitude (difficilement) en Asie, raisonner en termes de relations entre États souverains et non en termes de patronage…. cf le cas tunisien.
Pour finir, si la Tunisie était un imprévu stratégique, le basculement possible de l’Égypte serait non pas une surprise, encore une fois (on voit bien que la situation se décante dans la durée, laissant largement le temps d’adapter la posture stratégique), mais bien la première étape d’un bouleversement des équilibres stratégiques.
Le texte et les commentaires sont clairs et rafraîchissants, loin de l’islamophobie ambiante.
Oui, ce sont des êtres humains comme les autres, et les préoccupations quotidiennes de la survie surpassent de loin la question du Djihad.
Les frères musulmans ne sont pas un monolithe. Il y a autant de diversité qu’entre Monseigneur Gaillot et Monseigneur Lefebvre.
Entièrement d’accord avec Stent : les Frères musulmans ne sont pas une organisation islamiste « dingue » comme celles que l’on a vu émerger ces vingt dernières années (je dis cela sans aucune sympathie pour eux). Et, s’ils ne sont effectivement pas encore des islamistes modérés à la turque, ils sont bel et bien les plus à même d’évoluer dans ce sens ; toutes choses étant égales par ailleurs, on pourrait les comparer à un parti de « droite dure mais pas extrême » (si toutefois ce genre de comparaison a un sens).
Mais le plus important, c’est que le mouvement populaire égyptien n’a rien à voir avec eux ! C’est d’abord et avant tout un mouvement social et politique, parfaitement comparable en revanche à ce que nous avons connu en 1789.
Et l’ouverture du gouvernement Moubarak envers les FM est un tour de passe-passe assez pervers et scandaleux.
Arrêtons de tout voir du monde arabe à travers le seul prisme religieux !!!! Ce sont aussi des être humains normaux qui ont les mêmes problèmes que vous et moi : mon salaire va-t-il être versé à la fin du mois ? la banque va-t-elle accepter mon découvert ? vais-je me retrouver au chômage l’année prochaine ? mon fils va-t-il pouvoir faire des études ? etc. Et j’ajouterais : vais-je être rançonné et torturé par la police si je vais au commissariat déposer une plainte parce qu’un fonctionnaire de la maire a exigé un pot-de-vin pour effectuer le renouvellement de mes papiers ?… Ils ne sont pas à penser à Allah et au Djihad à chaque seconde de la vie !
@ Wiking : Effectivement je ne parle pas des Frères Musulmans, qui nécessiteraient sans doute une étude à part. Dans la configuration actuelle, la place précise des FM dans les équilibres de pouvoir futurs en Égypte demeure difficile à évaluer. J’aurais toutefois tendance à tempérer la vision des FM comme mouvement radical : s’il ne s’agit pas (encore) d’un parti islamiste dit modéré, à la turque, ils demeurent l’organisation islamiste la plus susceptible d’évoluer rapidement en ce sens au Moyen-Orient aujourd’hui.
La question va être de savoir si les FM disposent immédiatement de cadres suffisamment formés, jeunes, et pragmatiques pour opérer ce tournant, et si dans l’hypothèse d’une réponse positive à cette question ces cadres auront les coudées franches. Dans le cas contraire, effectivement, on pourrait rapidement arriver à une situation tendue. Les équilibres internes à l’opposition égyptienne et aux Frères Musulmans eux-mêmes seront probablement déterminants.
Mais quel que soit le scénario, il n’affectera pas la position de l’Égypte comme puissance régionale : la position du pays (entre Afrique et Moyen-Orient, avec le canal de Suez), ses forces militaires (nombreuses et bien équipées par les États-Unis), son poids historique devraient atténuer rapidement les effets possibles de l’accession d’un pouvoir islamique au Caire.
Pour Israël spécifiquement, dans l’immédiat la possibilité me semble restreinte qu’un éventuel nouveau gouvernement égyptien, fut-il dominé par les Frères Musulmans, remette en cause les accords de Camp David.
D’accord sur certains points mais il manque à mon avis une question qui pose la possible pérennité de l’Egypte comme puissance régionale et cette question est liée à la présence et au poids que pèsent les Frères Musulmans, lesquels sont nés en Egypte et y possèdent encore une forte influence.
Quel que soit l’avenir immédiat de Moubarak, le surgissement sur la scène politique d’un mouvement radical, dont on sait qu’il est le père ou l’inspirateur des principaux groupes islamistes (du hamas à Al Qaida), invite à s’interroger sur la restructuration, à courte échéance, des forces locales, entre une bande de Gaza qui pourrait tirer parti de la situation tendue, Israël contrainte à se redéployer au sud – l’Egypte étant un des rares pays avec lequel Israël a signé une paix et avec lequel la coopération fonctionne correctement – sans compter le jeu de la Syrie.