
Dépasser la dissuasion nucléaire
Ce billet a originellement été publié sur le site de l’Alliance géostratégique.
S’il est un tabou dans la pensée stratégique française actuelle, c’est bien celui de la dissuasion nucléaire. Celle-ci constitue, depuis sa mise en place progressive dans la seconde moitié des années 1960, le socle de la politique française en matière de défense nationale. Systématiquement exclue par les exécutifs présidentiels successifs du périmètre de la réflexion institutionnelle en matière militaire, la dissuasion nucléaire n’a jusqu’ici été que très peu critiquée.
Généralement motivées par la volonté de dégager davantage de moyens financiers pour les forces conventionnelles, ces critiques sont de trois ordres. Une première catégorie de contempteurs considèrent la dissuasion sous son seul aspect des moyens militaires de sa mise en œuvre, et la jugent à ce titre inutile car impossible par nature à employer. Ces critiques sont extrêmement faibles, en ce sens qu’elles négligent que les forces stratégiques ne portent pas ce titre par hasard : leur utilité première n’est justement pas militaire. Une autre remise en cause est celle des opposants de principe au nucléaire ou des partisans du désarmement nucléaire mondial : morale et non politique – elle s’inscrit le plus souvent dans la tradition du pacifisme européen – cette critique constitue effectivement une remise en cause de fond de la dissuasion, mais selon un parti-pris idéologique, et non à l’issue d’une analyse stratégique. Elles sont donc à écarter également dans le cadre d’une réflexion sur la stratégie française.
La troisième catégorie de critiques, aujourd’hui probablement la plus souvent formulée, ne remet pas en cause la dissuasion nucléaire en tant que concept, mais en tant que source de dépenses. On demandera ainsi le retrait de la composante aéroportée, ou la fin de la permanence à la mer des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), permettant de ramener leur nombre de quatre à trois, l’objectif étant de dégager des finances et des moyens avec l’idée – probablement naïve – de les réattribuer aux forces conventionnelles qui, c’est vrai en manquent de plus en plus cruellement. L’argument budgétaire est cependant incohérent. Les forces nucléaires françaises sont actuellement au niveau plancher leur permettant de continuer à mettre en œuvre dans son intégralité (frappe « pré-stratégique » d’avertissement, frappe stratégique et capacité de seconde frappe garantie) la doctrine actuelle. En effet, avec un seul SNLE à la mer en même temps, faire effectuer à celui-ci une frappe « pré-stratégique » ou d’ultime avertissement est impossible, sous-peine de révéler sa position et d’obérer de fait sa capacité à garantir une seconde frappe : une force stratégique purement sous-marine, dans le cadre de la doctrine et avec les moyens actuels, n’est pas possible. Sauf à demander l’abandon par la France de l’arme nucléaire, proposer une réduction des moyens nucléaires français suppose donc une remise en cause plus fondamentale, et justifiée par des considérations stratégiques et non budgétaires, de la doctrine de dissuasion. Celle-ci, hélas, n’est jamais poussée à son terme.
Car la question n’est en réalité pas budgétaire. La part de la dissuasion nucléaire dans le budget de la défense française non seulement se situe aujourd’hui à un niveau plancher de stricte suffisance par rapport à la doctrine actuelle, mais est en outre relativement faible : en 2012, il a représenté environ 3,1 milliards d’Euros, soit à peine 10 % du budget de la défense (20 % des crédits d’équipement) et de ce fait moins de 0,2 % du PIB. Sans être négligeable, cette somme n’est pas exorbitante ; on peut même la considérer d’un excellent rapport coût-efficacité, au vu des avantages non seulement directs mais induits des moyens nucléaires, qui dépassent la seule défense nationale mais constituent également un levier de puissance et d’influence non négligeable pour la France sur le plan international.
La critique de l’utilité et celle du coût sont donc faibles, lorsqu’elles ne sont pas de mauvaise foi ; la critique financière, en particulier, est davantage un symptôme de la paupérisation des armées et de la crise générale des institutions militaires françaises. Cela ne veut cependant pas dire que continuer de faire de la dissuasion nucléaire un dogme fondateur pour l’ensemble de la stratégie militaire et nationale française soit pertinent. Au contraire, la dissuasion nucléaire ne peut, et ne doit plus continuer à fonder la stratégie française.
Le déploiement d’une stratégie nationale ne peut en effet plus n’avoir pour seul horizon que la défense de l’intégrité territoriale de la France métropolitaine (celle de l’outre-mer posant des problèmes spécifiques de seuil d’emploi). La dissuasion s’avère ainsi inopérante dans la défense de la souveraineté nationale, que celle-ci soit économique, sociale ou diplomatique, même si elle joue sur ce dernier point un rôle certain. Purement défensive, elle obère en outre la transformation des forces armées vers un rôle de levier de puissance et les cantonne à la défense « en amont » des intérêts non-vitaux du pays, là où leur rôle pourrait être pensé autrement. Ce faisant, elle favorise aux yeux des autorités politiques l’idée d’une armée « ultime recours », outil dont l’utilité n’est pas ou mal perçue en dehors des situations extrêmes.
Conçue à une époque d’affrontement direct – bien que « froid » – dans le cadre d’un « grand jeu » international fermé, la dissuasion s’adapte ainsi mal à l’environnement concurrentiel ouvert qu’est l’arène stratégique contemporaine. Aussi est-il temps de redéfinir la doctrine nucléaire française dans un sens d’une part moins strictement défensif, d’autre par sans en faire la pierre angulaire de la stratégie militaire nationale. Au contraire, à égalité avec les moyens conventionnels, il est nécessaire d’en faire un outil parmi d’autres d’une stratégie générale militaire qui, elle même constituerait, également à égalité, avec l’action économique, diplomatique et culturelle les composantes d’une stratégie nationale « intégrale », déclinaison vers l’extérieur d’une politique nationale d’ensemble destinée à réaliser le projet national (Une stratégie nationale intégrale (SNI) est « la déclinaison vers l’extérieur d’une politique d’ensemble, combinant projet social – ou comment une polity, une entité politique, entend se façonner elle-même – et projet de puissance – le rapport de cette même entité au monde extérieur. Ce second domaine constitue le périmètre de la SNI, dont la fonction est de concrétiser ce projet en deux temps. » Voir Benoist Bihan, « Pour une stratégie nationale française », Défense & Sécurité Internationale n°90, mars 2013.).
À défaut, la possession par la France de l’arme nucléaire est appelée à être de plus en plus contestée de l’intérieur comme de l’extérieur, faute d’être capable de justifier celle-ci par une doctrine non seulement cohérente, comme l’est effectivement la dissuasion, mais adaptée à l’environnement stratégique contemporain, ce qu’elle n’est plus. Il faut donc dépasser la dissuasion pour que la France puisse continuer à bénéficier du rendement stratégique exceptionnel de l’arme nucléaire.
Illustration : Deux Mirage 2000N porteurs du missile de croisière à tête nucléaire ASMP-A. (c) Armée de l’air
Une seule question : Pourriez-vous expliquer comment il sera possible de trouver la position d’un SNLE, après une frappe d’avertissement, alors que ce sous-marin quittera la zone à vitesse rapide dès le lancement effectué ?
Merci d’avance.