Souveraineté et puissance : la France au révélateur grec

Souveraineté et puissance : la France au révélateur grec

Le « non » l’a emporté en Grèce, ce dimanche 5 juillet 2015, par une nette majorité, supérieure à 60% des suffrages exprimés. En rejetant les exigences du camp des « créanciers », le peuple grec a rétabli un certain équilibre des forces en sa faveur, donnant à son premier ministre Alexis Tsipras et son gouvernement une étroite, mais réelle, liberté de manœuvre. Le premier ministre grec a, dès l’annonce du résultat, annoncé qu’il entendait utiliser cette marge de manœuvre pour reprendre l’initiative et imposer l’ouverture de véritables négociations, sur le seul sujet qui vaille : la libération de la Grèce de sa dette.

Sa souveraineté limitée, son État impuissant, la Grèce était jusqu’à dimanche abaissée, réduite à une véritable prison pour dettes, celle des mesures de la « Troïka ». Le référendum du 5 juillet restaure la souveraineté d’Athènes ; et lui redonne les clés de sa puissance. Alexis Tsipras a remporté, face à une pression considérable exercée non seulement par les « créanciers » mais par leurs alliés en Grèce – médias, forces économiques et partis politiques – sur l’électorat plus encore que sur le gouvernement, une victoire encore seulement symbolique, mais cruciale. Le référendum du 5 juillet, du fait même qu’il se soit tenu, a en effet rétabli la juste hiérarchie entre la souveraineté nationale et les instances de coordination de l’Union Européenne, réaffirmant le primat de la première sur les secondes. Il a réaffirmé le primat de l’État-nation, comme incarnation de la souveraineté, sur les instances internationales, qui n’en sont au mieux que des délégations.

Cette victoire de la souveraineté nationale place désormais l’affrontement entre la Grèce et les « créanciers » directement sur le terrain de la puissance. Les « créanciers » sont en effet confrontés à un choix. Ils peuvent accepter d’ouvrir de véritables négociations, portant sur les modalités d’une restructuration et une annulation au moins partielle de la dette grecque mais qui en acceptent d’emblée le principe. C’est ce que leur demande Alexis Tsipras. Ou, et c’est malheureusement le cas le plus probable, ils peuvent durcir leurs positions. Rendus, au moins pour un temps, incapables d’agir depuis l’intérieur du jeu politique grec pour en évincer Syriza et le gouvernement Tsipras, en position de force depuis dimanche, ils vont chercher à l’exclure de la zone Euro, à la marginaliser de l’extérieur. C’est le sens des déclarations très dures du vice-chancelier et ministre allemand de l’économie Sigmar Gabriel lorsqu’il affirme que la Grèce a « coupé les derniers ponts » avec l’Europe ; c’est le sous-entendu menaçant de la déclaration du président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, déclarant que la victoire du « non » est « très regrettable pour l’avenir de la Grèce ». Passons sur le ton odieux de ces phrases, qui témoignent du mépris de ceux qui les prononcent non seulement pour les Grecs, mais pour l’idée même de démocratie.

Retenons qu’elles sonnent comme des promesses de guerre : une guerre froide, livrée sur le terrain économique et diplomatique, mais une guerre tout de même, dont l’enjeu ne serait plus le maintien ou non de la Grèce dans la zone Euro mais la ruine de la Grèce pour prouver qu’il n’est pas possible de quitter l’euro.

Dans cette ambiance de veillée d’armes avant la reprise des hostilités, la France a choisi le camp de la lâcheté.

La « crise grecque » révèle en effet crûment les incohérences françaises sur l’Europe et l’euro, et au travers eux l’incapacité profonde des élites de notre pays – en premier lieu les élites politiques, mais pas seulement – à aborder clairement les concepts consubstantiels de souveraineté et de puissance. Les réactions politiques françaises au référendum grec se sont ainsi caractérisées, dans l’ensemble, par leur incompréhension des enjeux, ou la volonté d’occulter ceux-ci.

Le gouvernement français apparaît désormais enfermé dans le suivisme mou de l’Allemagne, sa position en Europe depuis le début de la crise économique de 2008. Un suivisme qui a survécu à l’alternance entre l’UMP (« Les républicains ») et le PS, la nuance entre les deux partis – au vu des réactions au référendum grec des personnalités de l’un et de l’autre parti – valant celle entre les partisans du collaborationnisme – l’ex-UMP, volontiers plus royaliste que le roi en appelant d’emblée à la sortie de la Grèce de la zone euro – et ceux de la collaboration « d’égal à égal » — François Hollande et le PS, appelant à un sommet franco-allemand en réaction au « non » grec. Dans les deux cas, sous couvert d’une posture faite de déclarations plus ou moins agressive et de proclamations d’influence française en Europe, se manifeste ce qui est devenu le noyau dur de la pensée politique des « partis de gouvernements » français : la certitude de l’impuissance nationale. Cette conviction justifie le renoncement à la souveraineté, sacrifiée sur l’autel d’une double croyance de type religieux : celle dans l’euro en matière économique, désormais défendu pour lui-même et non pour l’atout qu’il représenterait, et celle dans la toute-puissance américaine en politique étrangère, l’une étant d’ailleurs subordonnée à l’autre et s’y articulant.

Il y a en effet continuité et cohérence entre le retour de la France dans les structures intégrées de l’OTAN et l’alignement sur la ligne allemande en matière économique : leur fondement réside dans l’absolue certitude que la France, par elle-même, ne vaut rien.

C’est le rejet de cette conviction qui, bien plus que la xénophobie supposée des Français ou leur « anxiété » sociale ou sociétale, explique l’augmentation régulière du vote pour le Front national ; il n’est d’ailleurs pas anodin que ce parti ait été l’un des rares, en France, à poser le résultat du référendum dans les bons termes, celui d’un conflit entre la Grèce et ce que Marine Le Pen a appelé « l’oligarchie » européenne. Le tournant « souverainiste » du Front national est toutefois de calcul, et ne doit pas tromper sur le fond : la souveraineté qu’il défend n’est pas la base d’une refondation de la puissance française, mais une autre manière de négocier une impuissance internalisée de longue date. À la dissolution de la France répond son essentialisation, mais la logique est la même.

Tout ceci s’est révélé dans les déclarations des uns et des autres sur la Grèce. Tout ceci souligne, aussi, à quel point il manque en France une formation politique en mesure d’assumer un projet de puissance dégagé du poids de l’histoire. À droite, le Front national occupe tout l’espace disponible. À gauche, un seul parti évoque la notion de puissance : le Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon, qui a dans une récente interview à La Tribune défendu « une politique de puissance ». Mais il reste enfermé dans ses contradictions, étant incapable pour l’heure d’assumer sans complexes l’affirmation de la souveraineté nationale, faute d’être en mesure de définir celle-ci autrement que dans les termes stigmatisants qui sont ceux du discours dominant (ou dans ceux de repli et de fermeture du discours d’extrême-droite), et demeurant de ce fait incohérent en matière de puissance, affirmant celle-ci tout en refusant de prendre les positions claires qui en sont la manifestation.

Car la puissance française suppose aujourd’hui, en particulier, une clarification de la position de la France en Europe, vis-à-vis de l’euro, qu’il faut quitter, et de l’Allemagne, avec laquelle il faut rompre. Elle suppose aussi de repenser le rapport de la France aux États-Unis sur d’autres bases que morales ou affectives : sur celles de l’affirmation de notre souveraineté et l’intelligence du rapport des puissances. Elle suppose, enfin, d’adopter vis-à-vis des institutions une attitude pragmatique, et de retenir la forme la plus efficace d’exercice démocratique du pouvoir qui, en France, demeure le régime présidentiel tel que l’organisait originellement la Ve République.

Mais pour tout cela, il est aujourd’hui nécessaire de se débarrasser d’un poids chaque jour plus pesant : celui de la mémoire de notre histoire récente, qui pèse et entrave l’action nationale. Il faut passer le cap du XXe siècle. Et pour l’heure, les élites françaises s’en montrent incapables. Et se placent de ce fait en incapacité de penser le XXIe par elles-mêmes et dans l’intérêt national.

Photo : Alexis Tsipras et François Hollande lors de leur conférence de presse commune à l’issue de leur entrevue à l’Élysée à Paris, le 6 février 2015. (c) DR