Choix fautifs

Choix fautifs

Il est des vainqueurs que la victoire rend lucides. Qui comprennent au moment même de leur succès que celui-ci s’est payé trop cher pour être source de triomphe. Qui, après s’être à bon droit préoccupés seulement, pendant le combat, de décider de celui-ci en leur faveur, réalisent une fois sa fureur retombée que leur position victorieuse les place en réalité sur le chemin de la défaite. Ceux-là comprennent, alors, que, sous peine de voir le succès tactique se muer en désastre stratégique, pérenniser leur victoire et sauvegarder les fruits de leurs efforts leur imposent de tendre la main à leurs adversaires. Et que l’atteinte de leurs fins leur impose d’exploiter leur succès non en poursuivant le vaincu jusqu’à lui planter le sabre dans les reins, mais au contraire en le relevant pour lui proposer, dans l’honneur, une paix véritable. Qu’il est préférable de relever son adversaire défait pour demeurer victorieux, plutôt que de s’épuiser à le soumettre, au risque de le rejoindre dans sa chute.

Très clairement, les dirigeants des « créanciers » de la Grèce ne sont pas de ceux-là.

Ni la chancelière allemande Angela Merkel et son ministre des finances, Wolfgang Schaüble, ni leurs hommes liges à Bruxelles, MM. Jean-Claude Juncker, président de la commission européenne, et Jeroen Dijsselbloem, ministre des Finances néerlandais et président de l’Eurogroupe, ni leurs alliés dominés de la zone euro, ne semblent avoir saisi l’ampleur de la défaite qui se dissimule derrière leur apparente victoire. Car la capitulation de la Grèce et de son premier ministre Alexis Tsipras, qui a accepté le 13 juillet dernier un « accord » aux conditions léonines au terme d’une réunion des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, est un succès creux. Comment considérer autrement un « accord » vilipendé par nombre d’économistes de renom ; un « accord » critiqué par le FMI lui-même, comparé par l’ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis au traité de Versailles de 1919, qualifié de « diktat » par l’ancien directeur du FMI Dominique Strauss-Kahn ? Car la nature même de cet « accord », qui  est un instrument de soumission d’un pays par d’autres – un en particulier, l’Allemagne – au sein d’une Union européenne aux membres supposés égaux, remet en cause l’existence même de cette Union.

Aveuglés par leur triomphe momentané, les vainqueurs de la Grèce ne semblent pas comprendre l’ampleur de leur défaite future.

Alexis Tsipras à fait un choix fautif, tant politiquement que moralement. En reculant devant ce que la logique politique aurait dû lui dicter face à l’intransigeance des « créanciers » : une sortie volontaire et préparée de la zone euro, il a été conduit en conséquence de cette impréparation stratégique à ne plus voir d’autre issue que de se rendre aux conditions de ses adversaires. Mais ce sont ceux-ci qui ont fauté en premier, en considérant la Grèce non comme un partenaire qu’on assiste, mais un ennemi politique à soumettre.

En achevant la mutation de l’Union européenne d’instance de coordination entre États souverains et juridiquement égaux, en un outil de contrainte pour tous au profit seulement de quelques-uns de ces États, eux seuls demeurant – pour l’heure – pleinement souverains, ils se condamnent à voir l’Europe se désunir et se diviser. En admettant en effet que la souveraineté d’un État membre puisse être suspendue – ce que prévoit l’accord du 13 juillet, puisque celui-ci prive le parlement grec de sa liberté de légiférer, plaçant celui-ci sous tutelle, et retire à la Grèce le droit de se gouverner démocratiquement – les « créanciers » de la Grèce ont commis une faute politique de premier ordre. Les voici désormais contraints à aller toujours plus loin dans la transformation non seulement de la zone euro, mais par et au travers d’elle de toute l’Union européenne en instrument non-démocratique de coercition de ses États-membres, sans comprendre qu’en dernier ressort, une telle logique transformera celle-ci en espace de conflit permanent, au détriment de tous ceux des États européens qui s’y maintiendront, y compris l’Allemagne. Celle-ci est donc bien aveuglée par sa « victoire » supposée, sans comprendre – mais c’est un trait qui a caractérisé ce pays de manière récurrente dans son histoire – qu’un, deux ou dix succès tactiques comme celui du 13 juillet non seulement ne changent en rien la situation stratégique mais encore, en l’occurrence, l’aggravent puisqu’ils amplifient à chaque fois l’instabilité politique de l’ensemble de l’Union européenne, tout en affaiblissant ses États-membres de l’intérieur, car il dépouille ceux-ci de leur démocratie.

Des « vainqueurs » du 13 juillet, le moins lucide est toutefois François Hollande.

Car le président de la République française, qui s’enorgueillit aujourd’hui, autant par aveuglement coupable qu’à des fins de communication politique intérieure, du rôle joué par la France dans l’élaboration du nouveau « plan d’aide » a commis de tous le choix le plus fautif. En présentant comme une « aide » sa contribution à la soumission de la Grèce, la France s’est rangée dans le camp de l’inconséquence et de la lâcheté.

Mais ce camp est celui  d’une lâcheté active, comme le prouve François Hollande en plaidant pour un « gouvernement » de la zone euro dont on voit mal comment, même doté d’un gouvernement et d’un parlement, il pourra être autre chose que l’instrument de la fuite en avant coercitive de l’Union européenne vis-à-vis de ses États membres – puisque plutôt que l’intérêt de ceux-ci, si l’on en juge par les conditions imposées à la Grèce, il défendra toujours l’euro indépendamment de la situation réelle.

Au nom de l’euro, François Hollande a accepté de sacrifier la souveraineté de la Grèce comme Agammemnon, pour faire partir vers Troie ses vaisseaux privés de vent, accepte dans l’Orestie d’Eschyle de sacrifier sa propre fille Iphigénie. De ce choix, l’Europe paiera collectivement les conséquences. L’analogie avec la tragédie est appropriée : c’est le premier acte de la déchéance de l’Union européenne qui s’est achevé le 13 juillet, un acte ouvert en 2008 lorsqu’un autre président de la République française, Nicolas Sarkozy, a souhaité passer outre la volonté souveraine de sa nation pour faire adopter le traité de Lisbonne, forme à peine modifiée du « traité constitutionnel » européen rejeté par les Français, par voie de référendum, en 2005.

Ces deux présidents devraient méditer cette phrase tirée de l’adresse que Thucidyde fait prononcer aux Corinthiens venus solliciter l’aide de Sparte contre l’hégémonie athénienne à l’aube de la Guerre du Péloponnèse : « car le vrai coupable, en pareil cas, n’est pas celui qui asservit, mais celui qui a les moyens de l’empêcher et qui, pourtant, laisse faire, lors même qu’il se pare du titre glorieux de libérateur de la Grèce » (La Guerre du Péloponnèse, Livre I, chap. II, § 69). Passer à la postérité parmi ceux qui, aveuglés par leurs certitudes, ont laissé faire n’est pas un sort enviable. Mais faire passer la France pour la nation ayant, deux fois en moins de cent ans, failli à l’Europe au prétexte de la préserver est mille fois pire. Et il nous faut refuser hautement l’attitude d’hommes dont l’inconscient politique fait, tandis qu’ils exaltent la Résistance, les émules de la IIIe République finissante cédant à Munich avant de sombrer à Sedan, comme s’ils étaient prisonniers d’un inconscient historique dont l’évènement fondateur leur a légué un surmoi dysfonctionnel qui les enjoint à l’impuissance. D’hommes dont les principes de gouvernement sont la déraison et la peur, dissimulés sous l’arrogance et les mensonges.

Il y va de l’avenir de l’Europe et de ses peuples ; il y va de l’honneur comme de l’intérêt de la France.

 

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