Le LBDSN : analyse et critique
La lecture du LBDSN appelle un certain nombre de commentaires. Sans en faire une analyse exhaustive, je vais essayer de commenter les points que je juge importants, en expliquant à chaque fois mon opinion.
Une analyse déficiente de la « mondialisation »
Le débat est faussé dès la première partie. L’analyse de la situation mondiale qui y est proposée peut être considérée comme déficiente sur plusieurs points. La mondialisation, d’abord. Le LBDSN la décrit comme « une situation nouvelle dans laquelle la diffusion de l’information et de la connaissance, la transformation des échanges économiques et la modification des rapports de forces internationaux ont, d’emblée, un impact mondial. Elle crée une interaction et une interdépendance généralisées et non maîtrisées entre tous les États. Elle permet à une multitude nouvelle d’acteurs non étatiques et d’individus de tirer le parti maximum des possibilités de circulation internationale accélérée des hommes comme des données et des biens, matériels et immatériels » (p.19).
Le problème est qu’il s’agit ici de deux phénomènes distincts. Le premier, « la diffusion de l’information et de la connaissance » et « les possibilités de circulation internationale accélérée des hommes comme des données et des biens, matériels et immatériels », est le prolongement d’un phénomène macro-historique qui s’est ouvert lorsque, dès la fin du XVe siècle, les européens sont partis à la conquête du monde. Les technologies de l’information contemporaines en constituent un accélérateur, mais il s’agit là d’un facteur évolutif et non d’une nouveauté. Le second phénomène que recouvre ici le terme de mondialisation est lié à la position dominante des Etats-Unis dans les relations internationales depuis la fin de la guerre froide, et se caractérise par la diffusion de l’influence et du modèle économique et politique des Etats-Unis dans le monde, en premier lieu en Europe.
Si le premier phénomène est une réalité, il ne restructure pas fondamentalement les relations internationales (l’interdépendance entre Etats n’est pas, loin s’en faut, un phénomène nouveau), à la différence du second. Car c’est bien le second qui constitue ce que nous avons pu appeler « mondialisation » ces quinze dernières années. Or ce phénomène, que le LBDSN considère comme l’élément structurant majeur des relations internationales, est probablement en train de prendre fin. Il faudra plusieurs années encore pour prendre la complète mesure des conséquences de l’actuelle crise économique et des conflits irakiens et afghans, mais il est probable que les Etats-Unis sortiront diminués de ces deux phénomènes. Dans ce contexte, la notion de mondialisation mérite, au minimum, d’être retravaillée. Il n’en est rien. J’aurais l’occasion de revenir sur la « mondialisation » et sur l’évolution des relations internationales dans de prochains billets.
Une stratégie fondée sur l’inquiétude
A la lecture du LBDSN, il est difficile de ne pas être frappé par la vision inquiète du monde que semblent avoir ses rédacteurs. Une rapide analyse lexicométrique montre que les mots « risque » et « menace » sont présents respectivement 169 et 127 fois. Si l’on y ajoute les mots « incertitude », « danger », « inquiétude » et « péril » (29, 13, 5 et 7 occurences), on obtient un total de 350 occurences de mots du vocabulaire de l’inquiétude (au moins ; il existe sans doute d’autres termes). Le tout pour 350 pages, pages de titre, annexes et tables incluses. Soit au moins une occurence par page. L’obsession de sécurité (984 occurences), réaction à cette vision inquiète pour ne pas dire effrayée du monde et de ses évolutions, ne peut néanmoins constituer le fondement d’une stratégie nationale. Or le le Livre Blanc n’hésite pourtant pas à la définir de cette manière : « La stratégie de sécurité nationale a pour objectif de parer aux risques ou menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la nation » (p.62).
Là où le bât blesse, c’est qu’une telle conception de la stratégie est un renoncement de facto à toute stratégie de « grandeur » gaullienne mais aussi d’influence et de puissance, seule à même à moyen et long terme de préserver les intérêts de la Nation. La vision purement sécuritaire d’une stratégie fondée sur la peur de l’autre et le refus du risque que propose le LBDSN constitue à ce titre un abandon de puissance. En effet, il s’agit d’une vision purement défensive, qui de ce fait consacre l’abandon à « l’Autre », quel qu’il soit, de l’initiative stratégique. Pour continuer l’analyse linguistique, le mot « opportunité » ne compte que 6 occurences, le mot « chance » seulement deux. « Vulnérabilité », en revanche, en compte pas moins de 18. Une telle perception de l’extérieur permet d’expliquer l’importance accordée à la capacité de « connaissance et anticipation » : devant un monde aussi effrayant, dans lequel l’Etat soupçonne même sa propre population, la connaissance est également un moyen de se rassurer. En revanche, avec une telle stratégie, la France est mal placée pour saisir les opportunités qu’offrent les transformations en cours des relations internationales.
Une focalisation excessive sur les menaces asymétriques
Cette troisième critique peut sembler surprenante, dans la mesure où l’actualité montre des engagements quotidiens contre de tels adversaires. Si il est normal de prendre la mesure de telles menaces, le LBDSN par sa focalisation excessive sur celles-ci prépare le terrain à une érosion importante des capacités d’action plus « conventionnelles » de la France. Si l' »incertitude stratégique » oblige, selon le LBDSN, à se préparer à toutes sortes d’affrontements, et donc à conserver des capacités très variées, le document consacre en fait la victoire d’une certaine vision des conflits futurs fondée sur les engagements actuels: l' »ennemi probable » correspondra au modèle du « combattant-militant », type Hezbollah ou Taliban, et sera donc un adversaire non-étatique, organisé comme une force d’infanterie légère irrégulière mais de mieux en mieux équipée, la stabilisation prenant le pas sur les opérations classiques. Cette conception des conflits à venir pose à mon avis un certain nombre de problèmes.
Tout d’abord, elle pose l’existence, à côté de la dissuasion nucléaire, d’une « dissuasion conventionnelle ». Celle-ci est censée reposer sur la supériorité militaire conventionelle écrasante attribuée aux armées occidentales, et pousserait un adversaire potentiel à adopter des stratégies de contournement. Outre le fait que ce point est discutable concernant l’armée française (ou n’importe quelle armée européenne prise individuellement) dont les capacités de guerre conventionelle se limitent désormais à deux brigades, quiconque est au fait de la prolifération actuelle d’armements modernes, notamment en Asie, peut légitimement s’interroger sur la pérennité d’une telle conception. En outre, la notion de dissuasion sortie de son contexte nucléaire ne semble pas pertinente : le contournement des forces de l’adversaire étant un principe cardinal de l’art de la guerre, un adversaire même « conventionnel » emploiera de telles tactiques ; en revanche, rien ne dit que nos forces conventionnelles le dissuadront d’entrer en guerre.
Second problème, une telle focalisation présuppose l’effacement des formes classiques d’emploi de la force, et admet le concept américain de « failed state » comme cadre des interventions futures. La récente intervention russe en Géorgie montre assez bien comment un emploi pourtant brutal de la force peut s’épargner l’occupation/stabilisation du pays vaincu. En fait, il est à craindre que la focalisation sur la stabilisation entérine le principe du changement de régime comme objectif politique d’une intervention extérieure. Ce type d’approche, que l’on peut qualifier d’impériale dans sa conception, n’est probablement pas adapté et tend certainement à prolonger et complexifier les phases de stabilisation.
Enfin, un tel discours présuppose un état de conflit permanent mais de « non-guerre », comme les récentes déclarations du gouvernement sur l’Afghanistan tendent à le démontrer (conflit oui, guerre non). Ainsi le travail pourtant nécessaire sur la notion de guerre en tant qu’objet politique est évacué au profit d’une conflictualité permanente au contours flous, qui répond au sentiment d’insécurité exprimé par le LBDSN mais permet aussi de préserver les apparences d’un pays « en paix ». Les conséquences, néfastes, en termes de résilience ont pu être démontrées lors de l’embuscade, le 18 août dernier en Afghanistan, qui à coûté la vie à 10 soldats français.
L’admission du déclassement militaire de la France
Le format fixé par le LBDSN aux armées et le « contrat opérationnel » de celles-ci ne correspond à aucune réalité stratégique. Il est le reflet des difficultés financières de l’Etat, l’un des objectifs avoués du LBDSN étant de mettre fin au modèle d’armée 2015 jugé financièrement inatteignable. Dans les faits, le Livre Blanc entérine le déclassement de l’armée française (« dans la division de l’Italie », pour citer « Surcouf »…) et illustre les dérives du précédent point. Quelle que soit l’armée concernée, les dissolutions d’unités / diminutions d’effectifs ayant suivi le LBDSN et la RGPP (Revue Générale des Politiques Publiques) montrent le déclin des capacités de combat conventionnel des armées françaises. Si l’Armée de l’Air est particulièrement touchée en termes d’effectifs et que son contrat opérationnel diminue à un point qui rend inenvisageable des opérations autonomes contre tout ennemi étatique doté de forces armées dignes de ce nom, la situation de la Marine Nationale est la plus grave : la diminution des bâtiments de surface, la limitation des moyens aéronavals, le sous-armement de plusieurs classes de navires (frégates La Fayette, notamment) ne laisse pas d’inquiéter sur les aptitudes françaises à contrôler les espaces maritimes. La situation de la Royal Navy étant par bien des aspects encore pire (j’aurais l’occasion d’y revenir), ce sont les capacités navales européennes dans leur globalité qui sont remises en question. Enfin, l’Armée de Terre voit ses capacités conventionnelles limitées, en particulier en ce qui concerne l’artillerie, mais surtout le génie, si utile à la fois en coercicion de force et en stabilisation (reconstruction, entretien d’infrastructures, formation de personnels locaux, etc.), est réduit à un niveau plancher.
Une appréhension floue de l’emploi des armées
Le LBDSN, qui s’aventure dans le domaine opératif alors que ce n’est théoriquement pas sa fonction, montre parfois une absence alarmante de compétence dans le domaine de l’emploi des armées. L’aéronautique navale et l’armée de l’air sont ainsi considérées indistinctement dans le volet « Forces aériennes ». C’est ignorer les missions spécifiques de l’aéronavale dans le cadre du combat aéromaritime, et considérer les appareils du Charles de Gaulle comme des vecteurs dédiés principalement à l’attaque au sol. Il est regrettable que le LBDSN se soit fourvoyé dans un exercice relevant des armées et n’ait pas plutôt développé une véritable stratégie des moyens. Car, il ne faut pas s’y tromper : les parties concernant le format des forces et les contrats opérationnels ne sont pas une stratégie des moyens. Cet exemple illustre à la fois la confusion dans la fonction du Livre Blanc (document stratégique, et non opératif) et une vision de l’emploi des forces sans imagination voire floue, qui semble entériner une focalisation sur un type de conflit, en contradiction avec le discours sur la surprise stratégique.
Une vision partisane du rôle de l’UE
Le LBDSN consacre une part non négligeable de ses pages à la dimension européenne des problématiques de défense et de sécurité. Ce document, qui entend faire preuve de volontarisme en la matière, est pourtant desservi par une vision de la place de l’UE plus proche des déclarations d’intention et de l’utopie que d’une approche pragmatique de la place à accorder à l’Europe dans la stratégie française. J’aurais l’occasion de revenir en détail sur ce point, mais les quelques exemples suivants permettront d’illustrer ce propos :
- La capacité européenne de gestion des crises, vantée par le document, ne concerne que des situations stables (Bosnie) ou bien où la menace est très faible et les risques d’engagement faibles à nuls (Afrique). De plus, dès lors que les risques politiques et/ou militaires sont plus importants (comme au Tchad), force est de constater que la France à des difficultés à trouver des partenaires.
- Le point sur lequel insiste le plus le Livre Blanc est la dimension industrielle. Or sur ce point, l’intégration européenne n’est ni nécessairement une bonne opération pour la France, ni une certitude de réussite économique et d’indépendance politique. La création d’EADS peut être considérée comme un échec politique, en cela que la France, qui souhaitait conserver la mainmise sur le leadership européen en matière aéronautique, s’est fait supplanter par l’Allemagne dans l’équilibre au sein de l’entreprise. En outre, les délocalisations à venir (pour Airbus en particulier), qui répondent à une logique économique, vont entraîner des déperditions de savoirs-faire, et déstabiliser le tissu de sous-traitance dans le secteur aéronautique. Après avoir européanisé son excellente industrie aéronautique, la France semble sortir perdante. Autre exemple, la coopération récente entre le français DCNS (ex-DCN) et les chantiers espagnols Navantia pour la production du sous-marin Scorpène a abouti à d’importants transferts de technologies de DCNS vers Navantia, avec comme espoir une fusion des deux chantiers. Résultat : Navantia a rompu avec DCNS et, bénéficiant des technologies acquises, propose désormais un concurrent au Scorpène, le S-80, sur le marché export.
- En outre, les « champions européens » de l’armement souhaité n’apportent pas de plus-value particulière pour la France, déjà largement indépendante en matière d’armement. Ils s’inscrivent plutôt dans une logique de concurrence frontale des géants américains Boeing et Lockheed-Martin. Jusqu’à présent, cette stratégie est un échec complet. Non seulement les clients étrangers achètent américain (ou russe…), mais les pays de l’UE eux-même préfèrent souvent se fournir aux Etats-Unis. Le seul industriel européen à tirer son épingle du jeu est le suédois Saab, mais il s’agit là d’un groupe national, qui est en train de reproduire avec le Gripen ce que Dassault avait réussi avec la famille des Mirage III et 5. Autrement dit, la logique d’intégration européenne n’est pas nécessairement génératrice de contrats, d’autant que nombre d’enteprises européennes préfèrent des partenariats avec des sociétés américaines, à l’exemple de BAe Sytems.
Ces critiques ne sont pas exhaustives, mais constituent un bon aperçu des insuffisances de la pensée stratégique française. Dans de prochains billets, je proposerai des pistes de réflexion sur ce que pourrait être la stratégie nationale de la France, en m’efforçant d’aborder le problème de manière globale.