Un conflit hybride ? La pertinence de l’étude de la seconde guerre mondiale sur le front de l’Est pour les conflits d’aujourd’hui et de demain

Le conflit qui opposa, de 1941 à 1945, l’Allemagne nazie à l’Union Soviétique fut un affrontement extrêmement brutal, responsable à lui seul de plus de 25 des 60 millions de morts de la seconde guerre mondiale (21 millions de morts soviétiques, civils et militaires compris et environ 5 millions de morts militaires allemands sur le front de l’Est). Si l’Histoire à principalement retenu de ce conflit les affrontements titanesques entre la Wehrmacht et l’Armée Rouge, comme Stalingrad ou Koursk, le front de l’Est fut également l’objet de luttes permanentes, de la Baltique à la Mer Noire, sur la ligne de front mais également en arrière de celle-ci. Guerre totale, absolue, la seconde guerre mondiale sur le front de l’Est pourrait également être qualifiée de conflit « hybride », à l’image de ce à quoi ressembleront – peut-être – des conflits futurs mettant aux prises de grandes puissances. A ce titre, il est possible de relever certains sujets méritant d’être étudiés afin d’en tirer des leçons pour les engagements futurs.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient cependant de rappeler que la dimension idéologique du conflit rend malaisée certains « retours d’expérience », en particulier en matière de lutte anti-partisans : l’existence de commandos d’extermination côté allemand, l’extrême brutalité des deux régimes politiques antagonistes donnèrent au conflit germano-soviétique un caractère inhumain qui fausse l’analyse. Toutefois, l’exemple du front de l’Est permet de montrer que la seconde guerre mondiale reste un sujet d’étude pertinent, bien que difficile, pour les engagements contemporains, et qu’il serait dangereux de se restreindre aux conflits coloniaux ou de décolonisation (Afrique, Indochine, AFN, etc.) et aux engagements contemporains pour nourrir la pensée stratégique, sous peine de s’exposer à de douloureuses surprises.

Guerre en espace lacunaire : de la Blitzkrieg aux opérations dans la profondeur

L’intervention américaine en Irak en 2003 a vu les forces la coalition (Etats-Unis et Grande-Bretagne principalement) manoeuvrer rapidement dans la profondeur opérative voire stratégique d’un adversaire irakien il est vrai incapable de s’opposer au mouvement des colonnes alliées. Au delà de cet exemple, les armées occidentales modernes sont organisées en unités de taille réduites, et ne disposent plus de la masse nécessaire pour tenir un front large. Dans le même temps, les interventions probables verront ces forces engagées dans des territoires vastes, souvent vides d’hommes et d’infrastructures (désert, brousse, montagnes), dont les dimensions dépasseront largement les capacités de couverture des effectifs engagés. Dans ce contexte, la manoeuvre en espace lacunaire (dans les interstices du dispositif ennemi éventuel) sera la règle. A ce titre, l’expérience allemande et soviétique est particulièrement intéressante à étudier. Lors de Barbarossa (nom de l’invasion allemande de l’URSS), puis lors de l’offensive du printemps et de l’été 1942, les armées allemandes ont, une fois percées les lignes soviétiques, opéré sur de grandes distances de manière rapide (60 kilomètres de progression quotidienne en moyenne pour les Panzer-divisionen allemandes en juin 1941), faisant face à une opposition décousue, concentrée sur des môles de résistance (villages, bois, marais) et entrecoupées de contre-attaques blindées. De la même manière, les soviétiques ont à trois reprises eu l’occasion de manoeuvrer dans la profondeur opérative de leur adversaire : à l’hiver 1942-1943, lors des opérations ayant suivi l’encerclement puis la chute de Stalingrad ; à l’été 1943, après la bataille de Koursk ; à l’été 1944, à la suite de l’opération Bagration, cette dernière série d’offensives ne s’interrompant qu’au début 1945. L’expérience soviétique fut similaire à celle des allemands les années précédentes.
La similitude de ces opérations avec celles menées par les américains en 2003 est remarquable, et s’explique en partie par la transposition dans la pensée militaire US des principes de l’art opératif soviétique eux-même nourris de l’expérience de la « Grande guerre patriotique », au cours des années 1970-1980. La nature des théâtres actuels permet sans doute de retirer de précieuses leçons des expériences y compris tactiques des belligérants de la lutte sur le front de l’Est pour les engagements futurs, particulièrement pour les phases d’ouverture de théâtre et de coercition. Dans le désordre, on pourra citer comme points méritants d’être étudiés la conduite de la reconnaissance, le commandement en mouvement, l’intégration « synergistique » de la troisième dimension à la manoeuvre, la logistique dans un environnement aux infrastructures dégradées ou inexistantes, la sécurisation des axes de communication, l’équilibre interarmes et interarmées de la force.

L’espace urbain, enjeu et zone d’engagement

Sur le front de l’Est plus qu’en Europe occidentale, les centres urbains constituèrent à la fois l’enjeu de campagnes entières (Moscou, Leningrad, Stalingrad, Kharkov, Varsovie, Berlin, etc.), mais furent aussi le théâtre de combats extrèmement violents. Dans les deux cas, l’enjeu politique de la prise ou de la conservation de la ville domine la prise de décision, le cas de Stalingrad restant le plus emblématique. Du point de vue stratégique et opératif, l’étude de la relation entre la ville et son environnement serait riche d’enseignements pour le stratège moderne : la ville commande-t-elle à la campagne ? Ou bien est-ce l’inverse. La réponse n’est sans doute pas aussi tranchée, mais permettrait au travers d’exemples historique concrets de réfléchir à la question de l’engagement de la force en milieu urbain. Du point de vue tactique, la gestion des populations, les tactiques d’assaut, les méthodes de défense en milieu urbain, la fortification, l’emploi de l’artillerie et des blindés, méritent entre autres d’être étudiés. L’urbanisation croissante de l’humanité, mais aussi la dépendance gigantesque des villes en matière de ravitaillement, l’importance de la ville comme milieu « asymétrique » sont autant de raisons d’étudier la place des villes dans la guerre germano-soviétique.

Des enseignements tactiques variés pertinents

Au delà du combat urbain, la bataille de Koursk, les combats désespérés sur les hauts de Seelow en 1945, juste avant la prise de Berlin, sont par certains aspects très proches des combats que Tsahal a du affronter au Liban en 2006. De la même manière, la question de la protection des blindés, du rapport entre masse et puissance de feu, ainsi que de l’équilibre entre mobilité tactique et opérative dans la conception des véhicules et l’organisation des forces, protection des convois logistiques, sont autant de thèmes qui peuvent se trouver utilement éclairés par l’expérience du front de l’Est.

La question des partisans : une guerre asymétrique dans la guerre symétrique

Plus directement en prise avec les conflits actuels, la guerre germano-soviétique fut également le théâtre d’un affrontement sans merci entre l’armée allemande, mais aussi l’Armée Rouge (en Ukraine notamment), et des groupes de partisans souvent très bien armés, qui ne pris fin qu’en 1955 avec la réduction des derniers foyers de résistance ukrainiens par les soviétiques. Ce conflit, parallèle aux batailles conventionelles que l’Histoire a retenu, fut étroitement lié, en particulier par les soviétiques, aux opérations conventionelles menées par l’Armée Rouge. Les partisans contribuèrent à la défaite allemande de plusieurs manières : en perturbant les flux logistiques, en se livrant à des actes de terrorisme contre les forces occupantes, en immobilisant dans des missions de « stabilisation » brutales des effectifs importants, en contribuant au renseignement opératif et stratégique, en coopérant avec les unités régulières soviétiques. Cet emploi des partisans est intéressant parce qu’il constitue un modèle de ce que pourrait donner un éventuel conflit contre un pays disposant d’outils efficaces d’organisation de sa population. L’Iran pourrait très bien, en cas d’intervention occidentale, avoir recours à de telles méthodes. Les réussites et les échecs allemands, mais aussi soviétiques dans la gestion des partisans sont à ce titre à étudier, de même que, en France, l’emploi militaire de la Résistance par les alliés reste à être abordé par les historiens. L’existence d’un conflit asymétrique à l’intérieur d’un conflit conventionnel est par ailleurs un avertissement à tous ceux qui pensent la guerre conventionnelle disparue : dans un conflit futur impliquant des Etats (ce qui, le récent conflit russo-géorgien le montre, n’est pas une impossibilité), les deux formes de combat se côtoieront : l’un n’exclut pas l’autre.

La « démodernisation » de la Wehrmacht, un avertissement pour les armées occidentales

Face à l’expérience du front de l’Est, l’armée allemande subit, entre 1941 et 1945, une « démodernisation ». Ce phénomène eu plusieurs facettes, qui toutes sont des menaces pouvant frapper n’importe quelle armée occidentale professionnelle confrontée à un conflit inattendu, prolongé, ou très brutal. La première facette, la plus évidente, est celle de la diminution du niveau technologique global. Un simple exemple suffira à l’illustrer : en 1941, les Panzer-divisions allemandes sont intégralement motorisées ; en 1945, les tables d’organisation de ces mêmes unités prévoient des bataillons d’infanterie cyclistes et des unités du train hippomobiles. L’attrition et la trop tardive mobilisation industrielle allemande, ainsi que la nécessité de lever toujours plus d’unités, ont conduit à diminuer le niveau technologique global de l’armée allemande. Ce qui est intéressant, c’est que cette démodernisation technologique s’est accompagnée de la production d’armements très en avance : armements antichars (Panzerfaust), fusil d’assaut StG44, char Panther, chasseurs et bombardiers à réaction (Me-262, Ar-234), et même missiles (V-1, V2), mais que ces armements coûteux ont eu raison de la cohérence de l’ensemble : la qualité ne peut compenser la quantité et la performance de certains matériels est sans objet si des fonctions logisitiques élémentaires ne peuvent plus être accomplies. Ce premier volet de la démodernisation allemande invite ainsi à réfléchir sur les politiques industrielles et d’acquisition de l’armement, mais aussi la pertinence du choix de la haute technologie au prix du nombre et de la cohérence de l’outil militaire. Pour qui voudrait un exemple actuel, celui de l’US Air Force est sans doute le plus pertinent.
Le second volet de la démodernisation allemande fut tactique : les pertes colossales subies par l’armée allemande ne lui permirent pas de préserver la qualité de l’encadrement, et conduisirent à la promotion trop rapide d’officiers pour combler les pertes. Si l’efficacité tactique de la Wehrmacht se maintint tant bien que mal jusqu’en 1945, ce fut au prix de l’emploi pour accomplir des missions simples d’unités toujours plus grandes : là où un régiment aurait suffit en 1942, les contre-attaques de 1944 étaient conduites par des divisions ; en outre, l‘Auftragstaktik tant vantée fut sacrifiée dans les dernières années du conflit, et remplacée par un style de commandement beaucoup plus directif, afin de compenser la moindre qualité de l’encadrement aux échelons intermédiaires (régiment, bataillon, compagnie). Aussi, l’armée allemande de 1945 était du point de vue tactique, et à l’exception de quelques unités d’élites, arriérée par rapport à son adversaire soviétique qui avait lui subit l’évolution inverse. En raison de leur taille réduite, les armées occidentales modernes ne sont pas à l’abri d’un tel phénomène : les structures de formation sont globalement inadaptées à un rythme de « temps de guerre », et des pertes ponctuelles importantes peuvent durablement perturber l’efficacité tactique d’une armée occidentale moderne (quand on sait qu’il aurait fallu plus d’1/3 de l’armée française pour s’emparer de Fallujah, on peut sans peine imaginer l’effet de pertes en officiers et sous-officiers de l’ordre de 25%, qui correspondent à peu près à la moyenne historique de l’armée française : cela représentrait par exemple 8% des officiers de l’armée française, soit 1 officier sur 12, principalement aux échelons sublaternes : lieutenants, capitaines, et une perte considérable en sous-officiers expérimentés (sergents-chefs, adjudants)). En outre, l’emploi durable de forces pour des missions « non-conventionnelles » conduit à abaisser l’efficacité combattante des unités, qui perdent des compétences élémentaires faute de les pratiquer : les divisions allemandes employées à la lutte anti-partisans se montrèrent généralement de piètre qualité face à l’Armée Rouge ; de la même manière, l’armée américaine a constaté une déperdition des capacités conventionnelles de ses unités rentrant d’Irak, l’artillerie étant par exemple particulièrement touchée.
Le dernier aspect de la démodernisation allemande est celui qui eut les conséquences les plus graves : il s’agit de l’abaissement du niveau éthique de la Wehrmacht dans son ensemble. Il est possible de parler de « barbarisation », même si le terme est malheureux. Dans un contexte de peur constante de l’autre et de radicalisation extrême des adversaires, les armées allemandes furent amenées à se conduire de manière de plus en plus brutale tant vis à vis des soldats soviétiques que des civils, encouragées en celà par le pouvoir nazi et la dimension « raciale » de la guerre à l’est. En retour, les soviétiques firent également preuve d’une grande brutalité : dans les deux camps, le crime de guerre devint la norme. Les effets à moyen terme furent dévastateurs, nécessitant une discipline excessive (cas de condamnations à mort pour un vol de poules) pour éviter les débordements lorsque ceux-ci n’étaient pas encouragés et multipliant les désordres internes : taux de suicides élevé, par exemple. En dépit de ce que l’on pourrait penser, les conflits actuels ne sont pas préservés de ce genre de débordements : la tentation de la brutalité face à un adversaire fanatisé est grande. L’exemple américain récent (Abou Grahib, Guantanamo), l’exemple français en Algérie ou britannique en Irlande du Nord montrent que la perversion du jugement moral peut être rapide, mais aussi que ses conséquences sont de longue durée : ainsi la guerre d’Algérie affecte durablement la politique française non seulement vis à vis de ce pays mais aussi à l’égard du monde musulman en général, ou de la question de l’immigration. Les conséquences de la guerre en Irak sur la société américaine ne sont pas encore prévisibles, mais il est certain qu’il y en aura.

Les enseignements qu’il est possible de tirer de l’affrontement germano-soviétique sont donc nombreux. Si comparaison n’est pas raison, il n’en reste pas moins qu’il est impossible de rejeter a priori la seconde guerre mondiale comme pertinente pour comprendre et préparer les guerres actuelles et futures. La plupart des paradigmes obsolètes sur lesquels reposent nos appareils militaires datent en fait de la guerre froide. Juger toute la guerre industrielle comme périmée parce que les conditions de la guerre froide ne sont plus celles d’aujourd’hui est simpliste et dangereux. L’histoire militaire de la seconde guerre mondiale, encore très largement en chantier, renferme de nombreux enseignements pertinents aujourd’hui ; la guerre sur le front de l’Est mérite que l’on s’y attarde, et invite à la prudence : aucun des adversaires n’était réellement préparé à faire face au conflit qu’il eut à mener.