Avons-nous perdu l’esprit de combat ?

La question est volontairement provocatrice. Toutefois, elle est fondamentale, parce qu’au cœur de la problématique tactique. En outre, elle n’est pas déplacée : Secret Défense, l’excellent blog de J.D. Merchet de Libération, rapporte aujourd’hui les propos du général Lecerf, commandant de la Force d’Action Terrestre, concernant des « défaillances dans l’encadrement des hommes au combat » dans les unités françaises engagées en Afghanistan. Ces propos font étrangement écho à ceux des commentateurs israéliens à la suite de la guerre contre le Hezbollah en 2006. Dans les deux cas, c’est le manque d’entraînement qui est blâmé. Pourtant, il n’est probablement pas seul en cause. Au delà des déficits dans la préparation des soldats engagés en opération, la manière dont nos armées, nos sociétés envisagent aujourd’hui la guerre et le combat mérite d’être interrogée. L’environnement, social et culturel, est un facteur important dans le comportement des hommes au combat, mais il influe aussi sur la manière d’envisager et de pratiquer la tactique. Nos sociétés « post-modernes » sont à ce titre mal préparées à la brutalité du combat. En témoignent les choix répétés, dans les études prospectives sur le combat futur, d’options stand-off, au détriment de l’endurcissement moral des hommes au contact : « durcissement, aguerrissement et rusticité », pour citer les propos du général Lecerf. Aussi, et alors que l’avenir nous réserve selon toute probabilité des engagement plus durs, il n’est pas absurde de se demander dans quelle mesure les armées occidentales modernes (y compris l’armée américaine) ont perdu ce que l’on pourrait appeler « l’esprit de combat », et de savoir comment le retrouver.

Les causes de l’effacement de l’esprit de combat

Si l’on considère que les armées occidentales actuelles ont perdu de leur mordant, encore faut-il savoir pourquoi. Les causes de l’effacement de l’esprit de combat sont multiples, et le présent billet ne prétend pas à l’exhaustivité. Toutefois, il est possible d’isoler un certain nombre de raisons :

  • La disparition de la guerre de l’horizon mental des armées. Essentiellement vraie pour les États européens, cette disparition de la guerre en tant que possibilité a été particulièrement forte dans les années 1990. De ce triomphe du « maintien de la paix » et des opérations à vocation humanitaire, les armées européennes ont conservé un fort tropisme pour la stabilisation, autrement dit pour les conflits dits de basse intensité. Or, si la stabilisation est essentielle dans les conflits contemporains, se concentrer sur celle-ci peut se faire au détriment d’une préparation adéquate au combat, d’autant que celui-ci est trop souvent pris pour gagné d’avance. Pour la France, l’expérience africaine, si elle a sans conteste permis un certain aguerrissement, a peut-être également induit un sentiment de facilité, funeste lorsque l’adversaire ne se débande pas à l’apparition d’un béret français.
  • Un véritable complexe de supériorité est en effet perceptible concernant la supposée supériorité des armées occidentales à l’ensemble de leurs adversaires potentiels, conduisant à l’élaboration de concepts tels la « dissuasion conventionnelle », qui rendrait impossible un conflit « classique ». Or, ce sentiment de supériorité se fonde avant tout sur la supériorité technologique des armées occidentales, faisant abstraction des éléments moraux du combat. Ce sentiment est d’autant plus dangereux qu’il ignore la diffusion des technologies modernes à l’ensemble des acteurs mondiaux, et l’érosion consubstantielle de la supériorité technologique occidentale : le Hezbollah en a fait la démonstration en 2006. Plus grave, en négligeant le facteur moral, ce complexe de supériorité nie la possibilité que l’adversaire puisse être plus motivé ou mieux préparé moralement au combat. Il ouvre la porte à un dangereux sentiment de facilité, propre à dégrader l’esprit de combat.
  • Cet accent mis sur la supériorité technologique, et la négligence de la dimension humaine du combat qu’il entraîne, pose également problème. Privilégier les aspects techniciens du combat se fait au détriment de la tactique, d’une part, et de sa dimension intuitive, et au détriment d’une préparation morale adaptée d’autre part. Ce n’est pas tout de savoir tirer : encore faut-il, à l’instant critique, oser ouvrir le feu. La « technologisation » des armées occidentales, au premier lieu desquelles l’armée américaine, est ainsi propre à dégrader l’esprit de combat. Les unités US qui envahissent l’Irak en 2003 sont composées de troupes mal entraînées, paniquant facilement (ce qui ne va pas aller sans être contre-productif lorsqu’il va s’agir de faire preuve de finesse avec les populations locales) : si elles délivrent un grand volume de feu, elle ne font pas pour autant preuve d’agressivité au combat (les fantassins mécanisés rechignant à quitter leurs véhicules, par exemple), et le fantassin est totalement « ingéré » par la machine technologique que sont les grandes unités US. Seuls, les Marines vont faire preuve d’une plus grande combativité, ce qui peut en partie expliquer leur emploi privilégié dans la prise des villes.
  • La diffusion aux armées d’un modèle managérial de commandement. Favorisé par l’accent mis sur les aspects techniques et par les contraintes plus bureaucratiques que militaires du temps de paix, ce modèle managérial est aussi l’aboutissement d’une « privatisation » des mentalités militaires. L’effacement du leader au profit du manager, qui se traduit notamment par des armées macrocéphales (ratio états-majors / unités de combat trop élevé, taille des états-majors en augmentation quasi-permanente), est néfaste au développement d’un esprit de combat. L’éloignement des décideurs y compris tactiques du combat, favorisée par le développement des moyens de transmissions et de reconnaissance (drones, senseurs) invite à une surplanification amenant à surcharger les chefs subalternes (sous-officiers, lieutenants, capitaines) sous des contraintes ne leur permettant pas de faire preuve de souplesse ni d’initiative au combat, induisant une mentalité d’exécutant soumis néfaste en termes de mordant. Pire, le modèle managérial, outre la distension de la discipline qu’il ne peut manquer de provoquer dans des organisations ou la figure du chef continue de faire l’objet d’une véritable mystique, dégrade le lien tactique avant tout humain qui unit les hommes et leurs chefs. L’effet d’un Rommel ou d’un Leclerc sur le combat, par sa seule présence, ne peut être négligé. Il est le même que celui d’un Alexandre, d’un César ou d’un Napoléon. Penser que les communications modernes vont transformer la nature du lien tactique – fondamentalement inchangé depuis l’antiquité – et permettre au chef de devenir un « contrôleur » sur le modèle aérien, à l’instar d’un Hubin, est illusoire et dangereux.

L’ensemble de ces facteurs, propres chacun à dégrader l’esprit de combat, sont conjugués à la source d’une grave crise de celui-ci, d’autant qu’ils se nourrissent – et proviennent pour partie – de la perte progressive des éléments martiaux de la culture occidentale. Nos sociétés, qui dans le même temps ne l’ont peut-être jamais autant mis en scène, rejettent en effet la guerre de la conscience collective. Nos États livrent des guerres, mais celles-ci sont menées en marge de la société, et leur nature est parfois remise en cause, comme le récent et absurde débat, en France, sur la nature des opérations en Afghanistan l’illustre. Pire, les sociétés occidentales actuelles, pour diverses raisons, sont guidées par la peur : de la mort, du risque, de l’incertitude. Or le combattant pour vaincre doit avant tout vaincre la peur. La prégnance de la peur dans l’appréhension du monde par les sociétés et les États occidentaux aujourd’hui est donc de nature à considérablement dégrader l’esprit de combat dans les armées, tant une armée, même professionnelle, est le reflet de la société qui l’a produite.

Retrouver l’esprit de combat

La perte de l’esprit de combat n’est pas un mal irréversible. Hélas, beaucoup d’auteurs qui partagent l’analyse dressée ici semblent se résigner à accepter cette perte, et cherchent plutôt des palliatifs que des remèdes. Or ces palliatifs, loin de résoudre le mal, génèrent des effets secondaires qui peuvent être pires que celui-ci. Ainsi l’emphase sur le « guerrier » (warrior) aux États-Unis au détriment du soldat est-elle une manière de mettre l’accent sur la dimension humaine du combat. Pourtant, l’idéal du guerrier est bien différente de celle du soldat, et s’oppose en fait au développement d’un véritable esprit de combat prenant en compte à la fois la combativité mais aussi l’éthique, pendant nécessaire pour résister moralement à la violence de la guerre. Individualiste, « détruisant » plutôt que vainquant, brutal plus que « maître de sa force », l’idéal guerrier permet certes de compenser en partie la perte de l’esprit de combat, mais au prix d’une « machinisation » accrue de l’individu, et du développement d’un véritable culte de la force dont les conséquences politiques sur la société américaine ne seront pas neutres. De la même manière, la fascination pour les unités dites spéciales peut être vue comme une manière de compenser la perte de l’esprit de combat. Ces unités ont généralement plus de mordant que les unités « conventionnelles ». Mais, vivant en vase clos, ces unités ont tendance à devenir des « armées dans l’armée », et remettent en cause la cohésion de l’ensemble des forces lorsqu’elles sont ou trop nombreuses, ou trop employées. En outre, captant les meilleurs éléments, dotées des meilleurs équipements, elles peuvent avoir l’effet pervers de dégrader en retour la qualité des unités « classiques ». Enfin, leur ethos particulier en fait les meilleurs vecteurs de l’idéal du « guerrier » pouvant conduire à une amorce de « primitivisation » du combattant (dont le soldat est la forme « civilisée », par opposition au guerrier « barbare »).
Aussi, il est essentiel de réhabiliter l’esprit de combat. Mais celui-ci doit être un esprit de soldat. Un bushido du XXIe siècle, en somme, qui permette de faire le lien entre l’essentielle éthique et la valeur martiale. Cet ethos doit reposer sur un certain nombre de principes, et permettre de surmonter la crise de l’esprit de combat :

  • Une armée n’est pas régie par les mêmes règles que la société civile. Ce premier principe est à la source de l’efficacité militaire, et doit être préservé. Les modèles issus du monde civil, et particulièrement de l’univers des affaires, ne sont pas nécessairement transposables au monde militaire. La discipline, le leadership (qui implique le courage moral, et donc la liberté d’expression, autant que physique) doivent redevenir la source de l’autorité du chef. La tentation managériale doit être repoussée.
  • Le lien humain doit redevenir central. Couplé à un retour aux fondamentaux du commandement militaire, l’esprit de corps doit être encouragé mais à l’échelle de l’armée entière autant qu’à celui des régiments ou des unités élémentaires. Cette cohésion est source de solidité au combat.
  • La guerre doit redevenir l’objet de la préparation des armées. Il ne s’agit pas ici de dire que celles-ci ne s’entraînent plus au combat (acte technique), mais elles ne se préparent plus, en Europe au moins, à faire la guerre (acte politique), avec ce que cela implique en termes moraux.
  • La protection est cardinale dans la conception des matériels. Un soldat se sentant protégé sera d’autant plus prêt à combattre. Aussi, la protection, loin de réduire l’esprit de combat, tend à le renforcer. C’est l’expérience israélienne, qui préside à la conception du char Merkava.
  • Le lien entre l’armée et la Nation doit être resserré. Les engagements contemporains, aux objectifs souvent flous, bénéficient d’un soutien réduit des citoyens, et ce d’autant plus qu’ils sont difficiles. Dans le même temps, les soldats ne se battent plus pour la Nation, mais pour « la lutte contre le terrorisme » ou « la liberté de l’Afghanistan ». Il est essentiel de recentrer sur la Nation les buts de guerre, et d’expliquer aux soldats comme aux autres citoyens pourquoi celle-ci se lance dans un conflit.
  • Corollaire du point précédent, l’armée doit redevenir, dans la conscience nationale, l’armée de la Nation. La tendance actuelle en fait l’armée de l’État, ce qui est une différence subtile mais fondamentale.
  • Enfin, il faut se libérer de la peur. Ce dernier point est le plus important, mais aussi le plus difficile à accomplir. Le soldat doit accepter la mort, pour dépasser la peur de celle-ci. C’est en substance ce que dit le Bushido japonais. Il ne s’agit pas là de réhabiliter le « culte de la baïonnette » pré-1914 ou de développer une idéologie sacrificielle, ni de renoncer à accorder de la valeur à la vie. Mais aller au combat implique d’accepter de mourir. Mieux vaut sinon rester en arrière.Cette démarche, nécessairement personnelle, doit être au cœur de la préparation individuelle au combat. Si la peur ne disparaît sans doute jamais, il reste possible de la dépasser.

Les armées occidentales contemporaines ont perdu, en partie au moins, l’esprit de combat. Le retrouver est essentiel. L’esprit de combat libère la tactique. Austerlitz n’est pas possible sans l’esprit de la Révolution.