Visions du combat futur – Deuxième partie : comment combattre dans les espaces lacunaires ?

La diminution du ratio entre la quantité de forces disponibles et les espaces à maîtriser n’a cessé d’augmenter depuis la fin de la guerre froide. Aussi, les armées sont de plus en plus amenées à opérer dans des espaces dits lacunaires, c’est à dire des « vides » de l’espace de bataille, loin du front continu auquel pouvaient être habitués les états-majors en prévision d’un conflit en Centre-Europe et qui, bon an mal an, continuent de structurer l’organisation et la composition des unités, de même que nombre de méthodes de contrôle (phase lines US, par exemple). Or le front continu, si rassurant, bien qu’inhibant la manœuvre, est une anomalie historique apparue localement pendant la seconde moitié du XIXe siècle (guerre de Sécession, guerre de Crimée) et ayant connu sa première véritable expression à l’échelle opérative/stratégique lors du premier conflit mondial, et qui dut être relativisé dès pendant celui-ci. Sur une perspective historique longue, le combat en espace lacunaire serait plutôt la norme. Aussi, il est possible de tirer du passé récent et moins récent un certain nombre d’enseignements susceptibles de nourrir la réflexion contemporaine sur les méthodes de combat et les contraintes propres à l’action dans les espaces lacunaires.
Plusieurs réflexions s’imposent d’emblée :

  • La notion de combat en espace lacunaire renvoie nécessairement au niveau opératif. Sur le plan tactique, aucun dispositif n’est totalement continu, et l’imbrication peut avoir lieu dans la majeure partie des configurations dès lors que l’un des adversaires la recherche. Ainsi pendant le premier conflit mondial, les allemands développent des tactiques d’infiltration visant à isoler puis réduire un à un les points d’appui ennemis. De la même manière, un combat de rencontre ou de cavalerie, quelle que soit l’époque, voit généralement les adversaires évoluer dans des espaces « vides ». C’est au niveau opératif – ce qui n’avait pas été compris lors du premier conflit mondial – qu’a lieu le « pat » qui va déboucher sur la guerre de positions. De la même manière, la Blitzkreig n’est jamais que l’application au niveau opératif des principes tactiques d’infiltration cités plus haut, avec un succès dans un premier temps remarquable. Aussi, penser le combat en espace lacunaire impose de penser l’espace au delà du seul plan tactique, y compris parce que la maîtrise ou non de l’espace est naturellement investie d’une valeur stratégique et politique, et que la présence de la force dans la profondeur de l’espace adverse est de nature à générer des effets stratégiques : l’art opératif est donc essentiel pour faire le lien entre la manœuvre et le résultat stratégique visé.
  • La manœuvre dans un espace de bataille lacunaire aboutit à une organisation fluide, non linéaire, de l’espace opératif. Elle n’en disqualifie pas pour autant les applications traditionnelles de la linéarité au plan local : la notion de front disparaît du vocabulaire opératif, mais pas de celui du tacticien, qui peut et doit continuer de raisonner la manœuvre en termes d’avant, arrière, flanc, etc. Simplement, à la ligne et au point se substituent le vecteur, qui imprime direction et vitesse à la manœuvre, et qui détermine la manière d’articuler le linéaire et le non-linéaire. Le vecteur, indicateur dynamique, est l’un des principaux apports de l’école soviétique à une pensée qui était auparavant statique. De la même manière, la « bataille dans la profondeur » prônée par les théoriciens soviétiques n’est pas exempte de géométrie, au contraire. Simplement, une manœuvre unidirectionnelle (droit devant) devient pluridirectionnelle, et donc agile.
  • La non-linéarité opérative, le « vide » de l’espace de bataille, réhabilitent la manœuvre. Pour autant, ils ne dispensent pas de disposer des capacités d’appliquer une forte puissance de feu ni de bénéficier des moyens passifs de s’en prémunir. La possibilité d’effectuer au moins localement une attrition brutale de l’adversaire permet la manœuvre. De la même manière, une forte protection – qui suppose donc des moyens lourds – loin de l’inhiber, facilite la manœuvre en transformant un espace dangereux en espace franchissable. C’est l’un des principaux enseignements tirés par les israéliens de l’expérience de la guerre du Kippour, et qui a présidé à la conception du char Merkava.
  • La guerre en espace lacunaire favorise une conception « navalisée » des opérations aéroterrestres. Bien sûr, les contraintes de milieu sont très différentes, mais le fait d’opérer avec en permanence ses flancs « en l’air » et ses arrières découverts favorise l’adoption de dispositifs aptes à réagir contre une menace venue de n’importe quelle direction. Aussi, l’étude de campagnes (aéro-)navales peut s’avérer riche d’enseignements tactiques et opératifs. La stratégie américaine dans le Pacifique en 1945 tire pleinement parti de la nature lacunaire du théâtre (la mer jouant ici le rôle d’espace « vide ») pour progresser en isolant un grand nombre d’adversaires en ne s’emparant que des bases nécessaires à la poursuite des opérations.

Ceci posé, il est possible d’élaborer des pistes de réflexion concernant les adaptations possibles de nos outils militaires aux opérations dans les espaces lacunaires. Pour cela, il convient d’examiner les adaptations en termes de structure et d’articulation des unités, d’adaptation des modes d’action, ainsi que les contraintes spécifiques liées à la disparition « d’avant » et « d’arrière » fixes. Pêle-même :

  • Les espaces lacunaires favorisent la distribution des appuis et des capacités à des échelons plus bas. Dès le XVIIIe siècle, les troupes légères sont interarmes (incluant cavalerie, infanterie légère et parfois artillerie légère de 4 livres) là ou les troupes de ligne sont moins bien intégrées (la cavalerie étant rejetée sur les ailes, par exemple) La plus grande incertitude consubstantielle à l’action dans des espaces où l’adversaire peut surgir de n’importe quelle direction invite à une organisation en unités plus réduites (gros S/GTIA) mais disposant en propre de moyens de combat de contact, d’appui indirect et d’appui génie. Le dosage entre décentralisation des moyens et préservation d’une réserve devient essentiel. L’artillerie, par son allonge, joue alors le rôle de réserve de feu, tandis qu’il est essentiel de préserver des moyens génie réservés pour pouvoir le cas échéant renforcer ponctuellement tel ou tel sous-groupement dans l’optique d’un assaut, par exemple en zone urbanisée. Dans tous les cas, les moyens distribués ne seront pas facilement récupérables pendant les périodes de combat : si la souplesse des structures permet des organisations ad hoc en GTIA et S/GTIA voire en Détachements Interarmes (DIA) de la taille d’un peloton, la réarticulation est un processus qui prend du temps, et ce d’autant plus que les forces opèrent sur des espaces plus vastes. L’expérience allemande pendant la seconde guerre mondiale est à ce titre intéressante : généralement les kampfgruppen (GTIA de niveau bataillon à division) étaient constitués pour une mission précise, et réarticulés à la fin de celle-ci. La réarticulation en cours d’action était généralement délicate, et contrairement à ce que l’on pourrait croire peu tentée. En général, un kampfgruppe de réserve était engagé, ou un autre se voyait réassigné, mais les réarticulations de dispositifs sous le feu étaient généralement peu tentées. Les soviétiques et les américains à la fin de la guerre opéraient selon des modalités similaires. Appliqué au conditions actuelles, cela signifie que les GTIA et S/GTIA doivent disposer en propre de tous les moyens nécessaires à l’accomplissement de leur mission, et que la planification doit intégrer des phases de réarticulation si nécessaire (ce qui est souvent difficile en défensive, par exemple). Le choix de « faire une pause » pour se réarticuler donnant à l’adversaire la possibilité de se ressaisir, la question de l’initiative devient primordiale. Aussi, il est judicieux de savoir si il ne convient pas d’adopter des organisations interarmes plus permanentes au niveau GTIA voire S/GTIA.
  • La question de l’initiative justement renvoie à la question du temps. Il est fréquent aujourd’hui de confondre opération en espace lacunaire et raid, induisant une focalisation sur des opérations brèves. Or cette conception, caractéristique de la vision américaine, est un choix et non une nécessité. Historiquement, des opérations en espace lacunaire ont pu se déployer dans un temps plus long : au XVIIIe siècle, la « petite guerre », qui se déroule dans les espaces séparant les armées adverses, voit des manœuvres durer plusieurs semaines. De la même manière, l’action de la colonne Leclerc qui va la mener à Koufra dépasse le simple raid, et vise à tenir l’objectif à l’arrivée. Pour les armées actuelles, cela signifie se doter des moyens de durer et cesser de se focaliser sur l’accélération des opérations au profit d’une maîtrise spatiale plus grande et surtout d’une capacité à produire sur l’adversaire des effets de contraction/dilatation du tempo des opérations. L’idée, comme le rappelle M. Yakovleff, étant de provoquer l’arythmie et non uniquement d’aller plus vite. Si le raid peut s’avérer un mode d’action efficace, il n’est qu’un mode d’action parmi d’autres, et il peut aussi s’avérer contre productif, en particulier dans un contexte ou l’espace d’opérations doit être maîtrisé sur la durée. Les perturbations de l’environnement d’opération opérées par un raid peuvent alors contribuer à dégrader la connaissance de l’espace.
  • En ce qui concerne l’organisation de l’espace, le poste comme élément d’un maillage humain de l’espace est réhabilité. Très répandu du XVIIe siècle à la fin du XIXe (voir à ce sujet l’excellent Avant-postes de cavalerie légère du général De Brack), le poste permet de maîtriser une grande portion d’espace en respectant le principe d’économie des forces. Couplé à des senseurs modernes et des drones, il complète par le renseignement humain un maillage permettant de limiter la marge de manœuvre de l’adversaire. En outre, situé dans des villages et des points clés, il interdit ceux-ci à l’adversaire, permettant d’éviter de créer des môles hostiles à la manœuvre. Il ne s’agit plus ici de maîtriser une ligne, mais une aire.
  • Le renseignement devient essentiel, et le combat en espace lacunaire réhabilite les missions traditionnelles de cavalerie. La recherche du renseignement se couple en effet aux missions de flanc-, d’avant- mais aussi d’arrière-garde. Là encore, les moyens techniques ne font pas tout, et disposer d’unités spécialement équipées et entraînées pour ce type de mission est essentiel. Ces unités doivent en effet à la fois reconnaître mais aussi combattre, et donc disposer de moyens dédiés. Les Aufklärungs Abteilung des unités blindées allemandes, ou plus classiquement les régiments de hussards, sont un bon modèle conceptuel historique pour ce genre d’unité, en y couplant bien entendu des moyens modernes (senseurs, drones en particulier). Ces unités, très mobiles et pratiquant un combat « couplé » avec des drones ou des hélicoptères, peuvent ainsi couvrir les espaces interstitiels entre des postes chargés de mailler, et ainsi d’organiser, l’espace, tout en couvrant un « gros » chargé d’une mission majeure.
  • La troisième dimension joue un rôle de flanc-garde opératif. Hélicoptères et aéronefs de combat bénéficient d’une allonge qui leur permet de surveiller et d’interdire des espaces qu’il est difficile ou impossible de contrôler. Les drones, qui sont fréquemment utilisés dans ce but en Irak par exemple, peuvent jouer un rôle majeur dans ce type de mission, en permettant ainsi une très grande économie des forces.
  • La logistique devient en tout cas cardinale. Le combat en espace lacunaire impose de penser une véritable « manœuvre logistique » en terrain a priori hostile, et d’adapter l’organisation de celle-ci. En tout état de cause, et comme pour les appuis, une certaine décentralisation de la logistique doit être organisée, de manière à donner une autonomie aussi grande que possible aux unités de combat. Dans le même temps, la logistique doit être pensée non plus en terme de flux continu mais d’impulsions, la géolocalisation et les transmissions actuelles permettant d’optimiser en ce domaine la gestion des stocks et le ravitaillement. La logistique est sans doute l’un des points les plus délicats des opérations en zone lacunaire, tant elle constitue la « ligne de vie » d’une unité. Les unités logistiques doivent donc dans la mesure du possible voyager avec les unités de combat, ce qui invite à une réflexion tant sur les matériels que sur les structures. en ce qui concerne le matériel, le blindage des véhicules logistiques est impératif, avec en particulier le développement d’une « logistique de combat », apte à accompagner des S/GTIA isolés, et disposant de capacités d’autodéfense crédibles. En ce qui concerne les structures, la logistique doit adopter une approche de type « dépôt roulant » pour un certain nombre de matériels de première nécessité (carburant, munitions). Ce type de dépôt doit être intégré au niveau du GTIA maximum. Enfin, il faut également changer certains comportements. Si vivre entièrement sur le pays n’est plus une alternative, la possibilité de s’approvisionner en nourriture locale, par exemple, doit être considérée. Outre les avantages en termes de flux (moins de rations et d’eau à transporter), acheter de la nourriture à la population locale est l’occasion de tisser des liens utiles dans un contexte de « guerre parmi les populations » et de rendre la population financièrement attachée à l’unité, tout en réduisant la nécessité de convois devant ravitailler des postes plus ou moins isolés.

Dans un tel contexte, le commandement doit être décentralisé et l’unité dans l’action repose sur la combinaison des missions opératives données aux différentes unités. La guerre en espace lacunaire favorise le commandement par objectif de type Auftragstaktik, ainsi qu’une approche tactique comme l’effet majeur français. Concernant ce dernier, si son exploitation tactique a été brillamment démontrée par M. Yakovleff dans Tactique théorique, son potentiel opératif est encore sous-exploité, alors que l’effet majeur est de fait particulièrement compatible avec ce niveau. L’essentiel de la planification opérative dans ce contexte viserait donc à articuler les différentes missions des unités pour provoquer un effet stratégique, et de ce fait à organiser « l’espace-temps ». Le combat dans des espaces lacunaires supposerait alors une véritable « intelligence spatiale » afin de lire correctement les territoires dans lesquels se déploie l’action stratégique. La notion même d’espace lacunaire pouvant alors recouvrir de multiples acceptions, et l’action dans ceux-ci pouvant prendre de multiples formes, allant de la simple influence à l’occupation pure et simple.
La redécouverte de l’action dans les espaces lacunaires impose donc des évolutions de la part des armées. Les réflexions présentées ici n’ont rien de définitif, ni d’exhaustif. Néanmoins, elles sont dans l’ensemble adaptées à toutes les formes de conflit, que l’adversaire soit un État ou un acteur non-étatique et / ou « asymétrique ». Il importe avant tout ici de raisonner le territoire, dans toute sa richesse, et de ne jamais oublier que si l’espace peut être militairement « vide », il est toujours géographiquement et humainement « plein ».