Repenser la guerre au XXIème siècle – Troisième partie : reconstruire la relation entre l’espace et le temps dans l’art de la guerre contemporain (1)
La stratégie, écrivait Beaufre, est une praxéologie : autrement dit, une science de l’action (le terme est de Raymond Aron). Pour cette raison, elle est particulièrement sensible au contexte de l’époque dans laquelle elle se déploie, et aux conceptions propres à chacun de ses pratiquants : la manière dont une société perçoit le monde dans lequel elle vit influence sa stratégie. Particulièrement importants dans cette perception stratégique sont la manière dont sont envisagés l’espace et le temps et leurs combinaisons.
Or la manière dont les sociétés occidentales contemporaines appréhendent leur relation à l’espace est au temps s’est significativement transformée dans la seconde moitié du XXe siècle. Cette transformation est intimement liée aux remarquables progrès de la physique pendant la même période. Le développement par A. Einstein de la théorie de la relativité générale, puis l’essor de la physique quantique, ont transformé notre manière de voir le monde, affectant non seulement le développement technologique mais la philosophie et de là l’ensemble de la société. En ce sens, Einstein, Feynman, Heisenberg ou Schrödinger figurent sans doute parmi les hommes ayant le plus influé sur l’évolution de l’humanité au XXe siècle : la disparition du monde Newtonien qui prévalait depuis le XVIIIe siècle a marqué le XXe de son empreinte. Bien qu’il soit impossible d’isoler une cause unique aux bouleversements sociétaux subis par les pays occidentaux, l’influence du progrès scientifique y a joué un rôle majeur. La rencontre – dialectique – de ces découvertes avec les évolutions politiques, sociologiques, culturelles, des Etats occidentaux après 1945 constitue l’acte de naissance de ce que l’on a pu appeler la « post-modernité », terme aujourd’hui galvaudé et déconsidéré, ce qui est regrettable tant les penseurs issus de ce bouillonnement sont à plus d’un titre d’une grande richesse. Caricaturée, mal comprise sans doute, la philosophie post-moderne n’a pas réussi à dépasser la modernité. Face à un positivisme religieux érigé en dogme d’une science sans philosophie pour la guider, le réagencement des quatre dimensions d’Einstein a abouti à la négation de trois d’entre elles. Le refus de penser l’espace, la dictature du temps, conséquences logiques sans doute du recul de la religiosité en Occident, ont abouti à une « post-modernité » bien différente de celle qu’envisageaient les créateurs de ce mouvement, et qui n’est en fait que la poursuite de la décadence de la modernité. Le phénomène connu sous le nom de mondialisation s’est fait l’agent de la « déterritorialisation » du monde dans notre manière de l’appréhender, déconnectant de l’espace, dans les pays occidentaux, la pensée politique, et donc la stratégie, et conférant au temps, ou plus exactement à la rapidité, une valeur considérable. Du mouvement hippie au « Village global », la conjonction de l’individualisme, de la déstructuration – sans proposition de renouveau – des valeurs et des structures sociales « traditionnelles », en particulier la négation de l’État-Nation et le rejet du sacré au nom de la rationalité et de la liberté de l’individu, ont aggravé le phénomène « moderniste » dans ses pires travers, anhistorique et a-géographique. La « mort de Dieu », et donc l’omniprésence de la peur du néant – de la mort, pourrait-on dire en simplifiant – combinée au mirage de l’instantanéité permise par la technique on conduit à entretenir l’illusion qu’il était possible de se libérer de l’espace – de la réalité – pour ne conserver que le temps devenu l’ultime frontière d’une civilisation occidentale n’ayant plus d’horizon de découverte. Cette incapacité à habiter le réel, ce qui supposerait d’accepter sa mortalité, a provoqué une véritable fascination pour la vitesse, à la fois métaphore de la brièveté de la vie et moyen d’allonger celle-ci en multipliant l’expérience sensible. L’exigence de la rapidité à poussé à nier les territoires et la relation des individus et des populations à ceux-ci.
Le parcours personnel d’un Virilio est à ce titre significatif de la dérive de la pensée post-moderne en « hypermodernité ». Dans un entretien, celui-ci développe son approche de la vitesse. Particulièrement intéressant est son propos sur la disparition du voyage, puis du départ du tryptique départ-voyage-arrivée. Or en français le mot voyage traduit l’inscription spatiale de la translation, et s’exprime en mathématique par le vecteur : la rencontre du temps et de l’espace. Si elle pose une analyse de la modernité extrêmement pertinente, la pensée d’un Virilio en y souscrivant nie le vecteur, nie l’espace, et en réduisant le temps à (ou en le transformant en) la vitesse, appauvrit également celui-ci en le transformant en une tension unique vers l’instantanéité. Cette fusion philosophique du temps et de l’espace en une dimension unique, la vitesse, et cette négation de l’espace concret, conduit à la négation de la multiplicité du monde, et participe d’un anti-humanisme destructeur pour les individus comme pour les sociétés. Or, elle est une négation de la réalité, une sorte de « post-physique » virtuelle. Le culte de la vitesse est regretté par Virilio, à l’origine architecte urbaniste, qui développe d’ailleurs une conception tout à fait intéressante du rapport du droit et du territoire, et qu’il admet être en complet paradoxe avec les parties précédentes. Le techno-centrage de Virilio est toutefois un obstacle à sa pensée : incapable de dépasser la notion positiviste de progrès, il est fasciné par la vitesse et la technologie, et illustre bien les paradoxes du propos des penseurs « hypermodernes » lucides.
Tout ceci peut paraître n’avoir rien à voir avec la pensée militaire. Rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité. La seconde partie de l’entretien de Virilio est d’ailleurs consacrée à la guerre comme concept. L’art de la guerre est l’art de combiner l’espace et le temps. La fusion des quatres dimensions de l’espace-temps en une seule, qui offre un contrepoint conceptuel parfait au phénomène de technologisation (auquel Joseph Henrotin consacre son dernier ouvrage), réduit l’art de la guerre à la maîtrise de la vitesse. Cet appauvrissement porte en lui les causes de l’échec des armées occidentales contemporaines, et laisse, demain, craindre leur défaite. Aussi est-il temps de repenser la relation entre l’espace et le temps dans toute sa richesse, et d’en tirer les conditions nécessaires à un renouveau de l’art de la guerre. La manière dont nous mènerons les guerres futures en dépend, mais aussi celle dont nous penserons, demain, le politique, et en la matière, pour paraphraser MacArthur, il n’existe pas de substitut à l’imagination.
La suite de ce billet, pour l’occasion divisé en deux, examinera les conséquences pratiques de l’opposition de l’espace-temps et de la vitesse et envisagera les pistes pour un renouveau d’un art de la guerre fondé sur l’espace-temps.
Billets déja parus dans la série « Repenser la guerre au XXIe siècle »:
Excellentes remarques, Clarisse, auxquelles je vais m’efforcer de répondre.
– En ce qui concerne les « néocons », la religion n’est pas originellement centrale dans leur doctrine. La dimension religieuse chez les néoconservateurs est surtout présente dans leur vision messianique du rôle des Etats-Unis dans le monde. A ce titre, ils emploient un discours de type religieux, mais au service d’une idéologie politique qui ne l’est pas nécessairement. Le rôle de la religion (chrétienne) chez les néoconservateurs me semble être celui d’une composante du « bien » représenté par les USA (en opposition, à l’origine, à l’athéisme de l’URSS, puis à l’islamisme), mais sans que cela soit central à l’origine chez les premiers néoconservateurs. En revanche, le néoconservatisme tel qu’il va s’exprimer dans l’administration Bush, par exemple, est clairement marqué par un christianisme mystique et – disons le – intégriste. Il y a donc ce me semble deux périodes du néoconservatisme, qui correspondent peu ou prou au passage des néoconservateurs de la « gauche » américaine au parti républicain. Pour élargir, le renouveau religieux aux Etats-Unis, et à une échelle bien moindre en Europe, est souvent caractérisé par une foi de type mystique et par une certaine forme d’intégrisme religieux. Ce type de foi est – paradoxalement – un anti-humanisme en ce sens que l’homme n’est plus au centre de la religion, comme cela pouvait être le cas dans l’humanisme catholique (où la mais il est vrai que, aux Etats-Unis en tout cas, ces « nouveaux chrétiens » sont avant tout des protestants). Cela peut conduire à un rejet de la science (en particulier du darwinisme, mais aussi parfois de la physique moderne, significativement), mais paradoxalement là encore à une adoration de la technique. L’importance de cette approche « non-humaniste » de la religion n’est à mon avis pas neutre dans la fascination actuelle aux Etats-Unis pour la robotique, par exemple. Quoi qu’il en soit, ce type de foi est pour moi une réaction – violente et dangereuse – au phénomène de négation non seulement de la religion mais de ce que j’appelle le sacré (et dont l’art fait partie) et de prédominance d’un positivisme dévoyé en scientisme, ainsi qu’à l’échec de la notion de progrès, dont elle reprend néanmoins l’anti-humanisme.
– A propos de « décadence de la modernité », je persiste et signe. Il faut entendre dans modernité le concept tel que les philosophes du courant moderniste l’entendent. L’essence de la philosophie post-moderne était de dépasser le concept de modernité.
– Pour le troisième point, je suis d’accord que la Révolution industrielle amorçe une transformation du rapport à l’espace et au temps. Toutefois, il faut attendre le début du XXe siècle pour que l’ensemble des conditions à un boulversement radical de l’appréhension de l’espace-temps soient réunies, avec la relativité générale. Comme dans toute transformation révolutionnaire, il existe toujours des éléments précurseurs (ainsi la fascination pour la vitesse est déjà présente dans l’admiration pour les campagnes napoléoniennes). L’évolution de l’art, et la disparition du visage, me semblent témoigner du changement de la place tenu par l’homme : de centre du monde, il n’en devient qu’un élément parmi d’autre. Et c’est là sans doute une des sources du problème, qui autorise un non-humanisme scientifique, très net en biologie génétique, par exemple, à se déployer, partant du principe que l’homme n’est qu’un animal parmi d’autres. C’est un discours d’essence fasciste et politiquement dangereux, en ce sens qu’il cesse de considérer que l’homme occupe une place à part non tant dans le règne animal mais par glissement du propos dans la philosophie même.
Quelques petites remarques, en passant :
– « recul de la religiosité en Occident » : comment positionner alors les neo-conservateurs ?
– « décadence de la modernité » : personnellement je n’irais pas jusque-là, en tout cas je choisirais l’un des deux termes, mais pas la juxtaposition des deux;
– « …significativement transformée dans la seconde moitié du XXe siècle »: je remonterais plus haut : je remarque que l’art abstrait commence avec les impressionnistes (l’étude de la lumière comme personnage central du tableau) et qu’au siècle de l’industrialisation, des guerres à moyens technologiques/échelles « industriels », correspond la disparition du visage dans l’art… une piste à creuser dans notre représentation symbolique et la place de l’homme?