Internet et l’institution militaire : de la difficulté de vivre avec son temps
Dans un court article sur le site internet de la lettre d’information TTU, la criminologue Laurence Ifrah est récemment revenue sur les problèmes de sécurité que poserait l’utilisation d’Internet par les militaires. L’article en lui-même n’apporte que peu d’éléments, mais témoigne d’un débat déjà ancien qui agite les armées et les appareils de défense. La décision, rapportée par L. Ifrah, du ministère de la défense britannique d’interdire aux militaires de fréquenter blogs et sites de jeu en ligne illustre par la même occasion la position de nombre d’analystes et de responsables civils et militaires vis à vis d’Internet : le web est essentiellement perçu comme une menace. Cette perception est archaïque, et la réponse apportée risque fort de se traduire par une escalade permanente – et inefficace – de mesures. Aujourd’hui on demande au militaires de ne plus fréquenter non seulement les sites dits sociaux, mais les blogs et les sites de jeu en ligne. Faudra-t-il demain leur interdire de posséder un compte mail ? Pourquoi pas, dans ce cas, les doter d’emblée d’une fausse identité à l’engagement ? L’inanité de telles mesures est d’autant plus grande que celles-ci relèvent d’un rapport à l’information qui n’est plus le nôtre.
Si la sécurité opérationnelle, de même que la protection des militaires et de leurs familles, doivent être assurées, le recours à la censure est une solution qui ne peut être qu’inefficace. La censure, le secret, on longtemps fait partie du quotidien des armées, prenant avec les guerres « de masse » du XXe siècle une dimension obsessionnelle. Si il restera nécessaire de préserver le secret sur les intentions du chef et, lorsque cela sera possible, sur la position et le mouvement des forces, et si il faudra toujours censurer des informations sensibles concernant les tactiques, les procédures ou l’équipement de manière à préserver l’effet de surprise, il deviendra de moins en moins possible de contrôler les flux d’informations échangés par les soldats et leurs proches par des moyens de communications comme Internet. Et de fait, ce n’est pas forcément nécessaire. En effet, l’emploi d’Internet est de bien des manières comparables à l’usage de la parole (même si le support est écrit, et donc persistant, ce qui n’est pas à négliger), en particulier sur de nombreux sites « sociaux » et les forums. Nombre des informations divulguées sur Internet relèvent de la discussion de comptoir ou de la confidence sur l’oreiller : pratiques regrettables, mais vieilles comme le monde et qui ne sont pas prêtes de cesser, qu’on le déplore ou non. De fait, et comme le dit joliment Racine, « il n’est point de secrets que le temps ne révèle ». Autant il est nécessaire, et vital, de protéger l’information lorsqu’elle a une valeur opérationnelle immédiate, et la restriction de l’emploi d’Internet se justifie alors ; autant il est absurde d’espérer que l’information puisse être retenue après les faits. En fait, il faut que les armées passent d’une mentalité de secret permanent à une approche du secret limitée dans le temps : l’information doit être protégée tant qu’elle est nécessaire à la sécurité opérationnelle immédiate, puis il faut accepter qu’elle puisse filtrer. Cette préservation de la confidentialité de l’information n’est pas particulièrement difficile à mettre en oeuvre, et est essentiellement une question de discipline individuelle. De fait, les consignes passées en ce sens ont d’ores et déjà été suivies d’effets, ce qui prouve qu’il est possible de contrôler la diffusion immédiate de l’information. Dans une certaine mesure toutefois, puisque dans le cadre d’un conflit « parmi les populations », le contrôle des civils est difficile, comme les forces de police du monde entier en font quotidiennement l’expérience. Tsahal, dans la bande de Gaza, a néanmoins montré qu’il était possible de restreindre considérablement les flux d’information pendant une opération. Mais il s’agit là d’un cas atypique, les Israéliens étant présents à Gaza depuis 1967, un luxe que n’ont pas les autres armées, appelées à intervenir sous faible préavis dans des pays éloignés. En fait, Internet est une voie de communication comme une autre. Comme toute voie de communication aucun contrôle de celle-ci n’est parfait. Autrefois, l’information circulait entre deux armées par le biais de vecteurs physiques : déserteurs, voyageurs, marchands, ou simplement populations locales. Si il était ponctuellement, dans le cas de sièges en particulier, possible de bloquer les mouvements, avant et après l’opération les informations circulaient plus ou moins librement. Il en va de même sur Internet, même si le vecteur est immatériel : les forums, Facebook ou YouTube sont les voyageurs virtuels entre les camps antagonistes. Il convient d’accepter cette réalité nouvelle plutôt que de s’efforcer de se battre contre des moulins à vent.
Au delà, il ne faut sans doute pas exagérer l’importance d’Internet : si Google peut parfois ressembler à un véritable service de renseignement en source ouverte, il y a un pas entre disposer d’une information et l’exploiter qu’Internet ne permet pas de franchir, et d’autres moyens plus simples d’obtenir des informations. Pour ce qui est des attentats, ils sont plus certainement évités par un travail de police classique permettant de démanteler réseaux et cellules que par une paranoïa injustifiée contre les profils en ligne des militaires. L’adresse des casernes est dans l’annuaire téléphonique, et pour certaines d’entre elles des installations annexes sont situées à l’extérieur de l’enceinte principale. Il est toujours possible d’attendre un militaire à la sortie de sa caserne et de le suivre jusque chez lui. Faut-il pour autant retirer les casernes des annuaires ? Et obliger les soldats à sortir, en catimini et en civil, de leur travail ? Tout ceci est bien sûr absurde, et illustre davantage l’imbécilité de la désastreuse obsession de sécurité absolue qui sévit actuellement que les risques d’Internet. Par ailleurs, si la préservation de la surprise est essentielle à la guerre, il importe finalement peu que l’adversaire connaisse nos tactiques si il ne peut les contrer. Les meilleures armées ne sont pas celles qui cultivent le plus le secret, mais celles qui gagnent les guerres : savoir n’est pas pouvoir, et peu importe au fond si le vaincu savait tout de son vainqueur. Au demeurant, si l’on veut préserver nos secrets, il ne faut pas faire la guerre. Car ce n’est pas sur Internet, mais bien en nous affrontant, que nos adversaires apprennent le plus de nos armées. Il faut donc cesser de se faire peur, et dominer intellectuellement nos ennemis, pour les dominer physiquement sur le champ de bataille. A l’heure de l‘open source warfare, la victoire ne se décidera pas par la dissimulation, mais dans le secret de l’esprit et le verdict des armes.
Bonjour,
Un article très intéressant. Au-delà de la sécurité, que pensez-vous des aspects « guerre des images » et « moral des troupes / de la population » ?
Avez-vous vu ce rapport (qui certes au vu du rythme d’évolution du Web 2.0 peut commencer à dater) sur les blogs militaires : http://www.c2sd.sga.defense.gouv.fr… ?