Visions du combat futur – Troisième partie : la nécessaire hybridation des concepts tactiques
En matière de théorie tactique, il existe une tendance certaine à rechercher un modèle idéal, sorte de recette applicable en tous temps et lieux, contre tous les adversaires. La technologisation de la tactique, à l’œuvre aux Etats-Unis depuis les années 1980, renforce cette tentation de l’utopie tactique, dont le concept de combat réseau-centré à distance de sécurité au cœur du »Future Combat Systems » (FCS) de l’US Army est l’un des exemples les plus aboutis, le corpus doctrinal autour de celui-ci étant largement développé [1]. De fait, nombre des concepts tactiques proposés dans le cadre de la RMA et/ou de la Transformation qui en est l’application pratique ont un fort pouvoir de séduction, à la fois parce qu’ils promettent de limiter voire de supprimer les pertes amies, mais parce que le modèle d’armée promu, celui d’une force souple, manœuvrante, rapide, promet de « libérer » la tactique de ses deux principales contraintes : la logistique et le terrain. En fait, ces théories ont souvent ceci en commun qu’elles abordent ces facteurs de manière entièrement abstraite, en se contentant de promettre une logistique parfaite, des véhicules plus autonomes, où une manœuvrabilité supérieure, mais en détaillant rarement la manière d’y arriver. Le paradigme du réseau, généralement central dans les explorations conceptuelles depuis les années 1990, est paré de toutes les vertus sans souvent que les auteurs en saisissent les tenants et aboutissants techniques. La théorie du »swarming » développée par John Arquilla et David Ronfelt peut apparaître comme un bon exemple de cette idéalisation du réseau. En fait, ces théories ne peuvent faire l’objet d’une application pratique immédiate, et ce pour deux raisons principales :
- La majeure partie des théories tactiques entièrement nouvelles développées actuellement constituent des modèles « chimiquement pur ». De tels modèles, que l’on peut qualifier (sans que ce soit péjoratif) d’utopies tactiques, seraient victimes d’une friction intense et bien plus grande que les modèles anciens qu’ils cherchent à remplacer, qui eux ont l’avantage d’avoir été raffinés par l’expérience. Cette résilience des modèles éprouvés explique (et justifie) en partie la traditionnelle résistance au changement des armées souvent déplorée par les novateurs.
- Parce qu’elles sont généralement exprimées pour explorer un nouveau concept ou pour exploiter une nouvelle technologie, les théories nouvelles sont fréquemment présentées comme une « recette » pour utiliser ceux-ci, et en tant que telles sont souvent exprimées de manière unidimensionnelle, c’est à dire qu’elles reposent bien souvent trop lourdement sur le seul concept fondateur (la supériorité informationnelle, par exemple). Dès lors, une unique contre-mesure peut remettre en cause leur paradigme originel . Pour prendre l’exemple de la supériorité informationelle, elle peut être contrée par la guerre électronique (permettant l’isolation informationnelle des cellules élémentaires adverses) et informatique (permettant de corrompre l’information collectée), voire par une simple manoeuvre de contre-reconnaissance (détruisant ou trompant les capteurs de toutes natures de l’adversaire), mettant ainsi en péril l’ensemble d’une manoeuvre qui ne compterait que sur elle (là encore l’exemple du FCS est flagrant, une dégradation brutale du réseau sur lequel s’appuie le système remettant en cause l’ensemble de sa doctrine d’emploi).
Il découle de ce qui précède qu’un nouveau modèle tactique peut être trop radicalement novateur pour être fonctionnel. Toutefois, il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » : le travail théorique en tactique doit relever de la recherche fondamentale. A ce titre, il n’est pas nécessaire que toute nouvelle théorie tactique débouche sur une application pratique ; les idées développées dans les théories même les plus irréalistes peuvent venir nourrir une réflexion qui elle, débouchera sur du concret. Le foisonnement des idées et des concepts doit à ce titre être encouragé : si de nombreuses théories sur le combat pêchent, c’est souvent en voulant déboucher sur une application concrète immédiate, au détriment de ce qui relève de l’essentiel. La réponse aux problèmes tactiques nouveaux n’est bien souvent pas une solution radicalement différente du passé, mais une hybridation des concepts et des méthodes. L’exemple le plus parlant d’une telle hybridation est sans doute le fameux « ordre mixte », qui résout la querelle entre ordre mince et ordre profond en en faisant la synthèse[2]. Il convient donc de tirer la quintessence des concepts tactiques novateurs apparus ces vingt dernières années, puis de les combiner avec le meilleur de la tactique « classique », qui garde sa pertinence. C’est dans la combinatoire, et non dans la seule nouveauté, que se cache la formule du succès, au niveau tactique comme, d’ailleurs, aux niveaux supérieurs de l’art de la guerre. Le prochain billet de cette série cherchera justement à explorer les possibilités offertes par la combinatoire des concepts et des doctrines.
Billets déjà parus dans la série « Visions du combat futur » :
- Première partie : perspectives et réflexions sur le combat aéroterrestre de haute intensité
- Deuxième partie : comment combattre dans les espaces lacunaires ?
Notes
[1] La récente annonce de l’annulation du programme par R. Gates, secrétaire à la défense américain, ne remet pas tant en cause le concept sous-jacent au programme, mais sa maturité technologique. En effet, si la protection des véhicules est mise en cause, dans le même temps la robotique de combat est ouvertement favorisée dans le budget 2010, ce qui témoigne de la prégnance d’une conception « stand-off » du combat, y compris au sol.
[2] Pour rappel, la querelle entre ordre mince et profond est l’un des débats tactiques majeurs du XVIIIe siècle, opposant les tenants de la ligne (ordre mince) et donc de la primauté du feu aux promoteurs de la colonne (ordre profond), destinée à l’assaut et donnant donc la primauté au choc. L’ordre mixte, pratiqué par l’armée française révolutionnaire et impériale, combine en fonction des circonstances ligne et colonne afin de tirer le meilleur parti des deux formations, les brigades combattant avec une partie de leurs unités en ligne pour former une base de feu et l’autre en colonne pour constituer une masse de manœuvre.
Merci pour la précision, néanmoins, cette question de la nature de la guerre est centrale, et le terme « hybride » renvoie justement chez certains auteurs à ces nouvelles formes de guerres où le mafieux, le terroriste et le guérilléro (éventuellement soutenu par des FS voir à moyen terme par un corps expéditionnaire) mênent un combat « imbriqué » générant un brouillard impénétrable. Or, pour en venir à bout, dès lors que l’on considère que l’approche directe et cinétique n’est pas suffisante, il faudra bien combiner jusqu’au niveau tactique les forces adaptées à chacun des champs qu’investit l’ennemi. Une espèce de « papier-caillou-ciseau » qui a pour nom l’interagence. Le niveau opératif est à cet égard fondamental pour créer les synergies au niveau tactique entre les composantes. Peut-être que vous trouverez que ce que je décris est trop « COIN focused », mais je crois que les problématiques que nous affrontons aujourd’hui dans la COIN resteront centrales dans les COMPOUND WARFARE (ou guerres « hors limites ») à venir.
Le niveau tactique dans cette perspective devra sans doutes comme vous le proposez s’inspirer des tactiques d’infanterie légère avec un cycle DOCA (Dispersion, Orientation, Concentration, Action…) et en cultiver les qualités fondamentales (intégration des appuis aux petits échelons, initiative des subordonnés, autonomie logistique relative, partage de l’information…) Le concept de la brigade Stryker est interressant dans cette perspective. Par contre, faudra-t-il conserver une réserve lourde, ou miser sur de nouveaux materiels relégant le char de bataille au rang des pièces de musée?
Cordialement
@ RIchi
Attention. Quand je parle d’ordre mixte, il ne s’agit surtout pas de confondre soldat et policier, mais strictement de modes d’action tactiques. Il n’y a pas dans mon propos confusion entre les deux métiers, qui sont et doivent rester différents. Le terme d’hybridation doit ici être compris comme un concept tactique, par exemple entre des tactiques mécanisées et de la techno-guérilla (ce n’est qu’un exemple), et non comme une approche sur la nature de la guerre. L’ordre mixte original, au demeurant, relève du niveau tactique. L’idée de combat couplé, ou composite comme vous dites, n’est pas absente de mon raisonnement. Seulement, il faut la ramener à ce qu’elle est : un concept tactique parmi d’autres, et ne pas chercher à en faire un « modèle de guerre » : c’est ce que je reproche à l’approche américaine.
Certes, l’étude du CSI n’était peut-être pas exempte d’arrières pensées, mais il me semble précisément que la pluspart des exemples historiques proposés reconnaissent l’opportunisme d’un combat « couplé » ayant parfois été mené par les protagonistes à leur propre insu. Pourquoi ne pas chercher à en faire un combat composite (les composantes régulières et irrégulières liées produisant un résultat supérieur à leur simple somme…)en étudiant les synergies à en attendre. Le problème de l’hybridation c’est l’idée sous jacente que l’on touche à la nature même des choses… Votre analogie de l’ordre mixte est séduisante, j’en conviens, mais pour dire les choses plus simplement, il sera difficile de confondre le soldat et le policier en un même homme.
@ Richi
Je vous invite à lire la quatrième partie de cette série. J’y développe la notion d’hybridation au travers d’une analogie avec l’ordre mixte du XVIIIème siècle.
Quand au concept américain de « compound warfare » (combat couplé en français), il s’agit plus d’une légitimation a posteriori du « modèle rumsfeldien » de combat couplé en Afghanistan que d’une véritable innovation. L’étude publiée par le Combat Studies Institute de l’US Army est discutable dans le choix et l’analyse de ses exemples historiques, identifiant un mode de combat là où le plus souvent il n’y a qu’opportunisme (le cas américain en Afghanistan ressortissant d’ailleurs de ce cas). Il ne faut pas oublier l’enjeu sous-jacent au modèle du combat couplé : justifier les réformes rumsfeldiennes de réduction des effectifs conventionnels, notamment terrestres. On en est aujourd’hui loin, et si la notion de couplage (qui renvoie à celle d’hybridation) est à conserver, il faut à mon sens l’investir d’un sens très différent.
Bonjour,
Le concept d’Hybridation est interressant, mais me semble encore un peu « brut » pour être encore vraiment utilisable…Le risque étant de créer une grande boîte un peu fourre tout et donc finalement n’aidant pas le débat. Ne pourrait-on pas partir des études menées sur la COMPOUND WARFARE aux états-unis, qui me semble déja plus aboutis?
Bonjour
J’ai découvert votre blog grâce au site Alliance Géostratégique, et là surprise je trouve une personne qui a compris l’intérêt fondamental qu’il y a, de penser le combat aéroterrestre !
Pour moi la seule véritable nouveauté tactique est le livre de Guy Hubin, ce livre est une très bonne synthèse tactique et comme toute synthèse elle est schématique. Sa perspective est une armature à nous de la remplir de notre expérience.
Quand a la penser opérative, elle a disparu, nous déplaçons des s/groupements voir des groupements mais pas grand-chose au dessus, sauf sur un plan administratif et statique.
Contrairement à vous je pense que la division doit disparaitre, quand à la brigade elle devrait être le sous ensemble d’une entité supérieur genre GMO.
Dans le combat Aéroterrestre l’organisation qui est choisi pour donner naissance à l’articulation des forces représentes la clé de voute de tout le système de combat.
Quand à la stratégie elle ne peut être qu’Européenne avec toutes les difficultés que cela implique. 2020 L’Union Européenne fait son adhésion à l’OTAN et siège comme un état membre à la place des pays de l’Union.
Vous parlez de l’ordre mixte souhaitable pour maitriser un combat hybride, je suis d’accord.
Mais pour aller plus loin, je pense que le secret est dans l’homme mixte ou dans le binôme infernal ! , aujourd’hui un homme volontaire (éducation) dans une société qui à des valeurs (affirmation) engagé dans une force déculpabilisée qui aime la victoire peut devenir cet homme mixte :
Capable d’assurer un emploi, capable d’assurer une mission d’ordre physique et intellectuel, en deux mots être un bon tireur, un bon superviseur informatique et rester humain (valeur).
Aujourd’hui le retour d’une pseudo guerre « asymétrique » est en fait que le retour du guerrier tribal, qui doit son existence cas l’absence d’une société combative porteuse de valeur.
Mon sujet fétiche depuis 25 ans l’articulation des forces ou le point d’équilibre.
Un vrai plaisir de vous lire.
@ JGP
L’annonce de Gates n’évoquait en effet que les MGV, je suis coupable de raccourci. Pour clarifier, disons qu’il n’y a pas annulation du programme, mais démantèlement : les technologies qui seront effectivement mises en service selon le processus de « spin-out » peuvent d’ores et déjà être considérées comme des programmes indépendants, et le concept d’origine semble effectivement mort.
Juste une petite remarque : ce n’est pas le FCS dans son intégralité que Gates propose d’arrêter, mais plus spécifiquement les MGV, véhicules légers (8 en tout : tank, canon, transport…) qui en termes de coûts en représentent la moitié (85G$ sur 160).
Cependant, au vu de la position centrale de ces véhicules terrestres dans le FCS cible, il est vrai qu’en tant que système (au sens NCW) il est plus ou moins mort si cela se concrétise. Les éléments épargnés (notamment les drones et robots, qui apparemment ont apporté satisfaction en Irak/afghanistan) seront répartis dans les différentes armes, ce qui fait dire à Noah Shachtman(http://blog.wired.com/defense/2009/…) : « if Gates has his way, the generals’ original vision for Future Combat Systems is over ».