
Repenser la guerre au XXIème siècle – Quatrième partie : abandonner le milieu pour recombiner l’espace d’opérations
La question du rapport à l’espace est essentielle dans le développement de l’art de la guerre : de l’espace géométrisé et linéaire des XVIIème et XVIIIème siècles à la manière, inspirée de l’architecture et de la philosophie postmoderne, dont les israéliens ont pu conceptualiser l’espace urbain, la conceptualisation de l’environnement dans lequel opèrent les armées a profondément affecté non seulement leurs méthodes mais leurs structures. Depuis fort longtemps, la logique de milieu s’est imposée comme la première pierre de cette construction de l’espace : de la même manière que les alchimistes distinguaient les éléments (air, feu, eau, etc.), on distingue généralement des milieux. A la mer et la terre, traditionnels, se sont ajoutés l’air depuis le début du XXème siècle, puis l’espace et plus récemment un milieu virtuel, l’électronique ou « milieu cybernétique ». Mais on entend ou on lit régulièrement des termes comme « milieu humain ». Il semble donc qu’il en va de l’agencement de l’espace comme du mille-feuille : à chaque nouveauté, à chaque champ d’action , on crée un milieu nouveau, chacun donnant lieu à un type de combat ou à des modes d’action différents. La manière dont se construit la relation entre ces milieux est telle que ceux-ci sont considérés comme disjoints : il existe des relations d’action réciproque des uns sur les autres, mais pas d’intégration. Le schéma suivant expose cette manière de concevoir l’espace (cliquez sur l’image pour l’agrandir) : A l’exception du « milieu » électronique/cybernétique, dont l’appréhension stratégique reste inachevée, les autres milieux sont généralement confiés à une armée donnée. En France, les armées portent ainsi le nom du milieu dans lequel elles opèrent prioritairement : armée de terre, armée de l’air, marine nationale (l’espace est généralement vu comme une extension du milieu aérien). Il en résulte une approche du combat centrée sur le milieu. La division traditionnelle entre armée (milieu terrestre) et marine (milieu maritime) a renforcé la manière de penser selon laquelle à un milieu donné devait correspondre une armée donnée. La création, entre la fin de la première guerre mondiale et la fin de la seconde, de forces aériennes indépendantes est la dernière grande victoire de la logique de milieu.
Or, si cette division du combat n’est pas entièrement fausse, ces différents milieux ayant une existence tangible (physique), elle n’en est pas pour autant satisfaisante et n’est certainement pas la manière la plus pertinente d’appréhender l’espace global d’opérations. La distinction en milieux pose de multiples problèmes concrets. En premier lieu, elle oblige une recomposition permanente et souvent malaisée de ces milieux à chacun des niveaux de la guerre : stratégique, opératif, tactique. La distinction de niveau doit composer avec la perception d’une disjonction des milieux de guerre, et impose au chef de recomposer comme il le peut les milieux agissant directement sur son niveau. Formés à penser dans un milieu particulier, les chefs produits par le système de milieux auront en outre une manière de concevoir le combat différente, qui rend malaisée le développement d’un art de la guerre intégré, pourtant indispensable. Il semble donc plus judicieux de retracer la frontière première de la subdivision de l’espace global des opérations en « sphères » correspondant chacune à un espace d’action hétérogène qu’en milieux qui correspondent à un espace d’évolution des moyens homogène. On passerait dans ce cas d’une appréhension du champ spatial de la guerre ressemblant au premier schéma à une nouvelle répartition ressemblant à celle-ci (cliquez sur l’image pour l’agrandir) : Loin de n’être qu’un détail, cette nouvelle répartition doit être considérée comme un changement de paradigme, et traçe in fine une nouvelle ligne de distribution des compétences et des moyens entre les armées, dont elle invite à repenser les missions en profondeur. Chacune des quatre sphères – aéroterrestre, aéromaritime, aérospatiale et informationnelle – correspond à un espace d’action donné. Ce second schéma appelle plusieurs remarques immédiates :
- L’omniprésence de l’élément aérien est immédiatement flagrante. Cette omniprésence conduit à séparer le « milieu aérien », et ce pour une raison simple : il n’y a pas de cohérence opérationnelle de celui-ci imposant le regroupement de l’ensemble des moyens aériens au sein d’une même structure. Le développement de l’aviation militaire depuis la première guerre mondiale a eu pour effet premier de tridimensionnaliser les opérations navales et terrestres, jusque là bidimensionnelles. La rupture est donc interne à ces domaines, conduisant à passer d’un combat terrestre à un combat aéroterrestre intégré et d’un combat naval à un combat aéronaval intégré. Le développement d’armées de l’air autonome, en outre, doit être vu comme d’une part une conséquence de l’incapacité quasi-complète des armées de terre de l’époque (pas des marines) à penser en trois dimensions, ignorant ainsi la transformation radicale connue par le combat terrestre en 1914-1918, et d’autre part comme le résultat du développement d’une vision stratégique du rôle de l’élément aérien (avec des penseurs comme Mitchell, Douhet, etc.). D’emblée il est possible de tracer une frontière entre une troisième dimension « tactique » et une troisième dimension « stratégique ». Aujourd’hui, ce second volet ne peut être qu’aérospatial, et non uniquement spatial (exo-atmosphérique). D’abord parce que plusieurs missions strictement aériennes (atmosphériques) n’entrent pas dans les sphères aéroterrestres ou aéronavales, ou en tout cas qu’elles constitueraient en cas d’intégration une application non rationnelle de ressources nécessairement limitées : il en va ainsi du transport aérien stratégique (et uniquement celui-ci) et du ravitaillement en vol, pour ne citer que ces deux exemples. Ensuite, parce que des missions jusqu’ici uniquement aériennes vont s’étendre de plus en plus hors de l’atmosphère. Il en est ainsi en premier lieu de la défense aérienne (et de son corrolaire offensif, la supériorité aérienne), qui va devenir de plus en plus aérospatiale. Remarquons que cette défense/supériorité aérospatiale n’est pas la défense tactique ponctuelle des unités terrestres ou navales. Il s’agit de la maîtrise et de la protection des nœuds du réseau aérospatial et des liens entre ces nœuds. La protection des plate-formes aéroportuaires est donc une mission de défense aérienne. Dans le même temps, la protection des voies aériennes de transit, et le contrôle de l’espace aérospatial au dessus et au delà de l’espace aéroterrestre nécessitent des moyens et une coordination particuliers, qui imposent de confier ces missions à une structure dédiée. On retrouve là la distinction, qui existait par exemple en URSS (entre PVO et Aviation du Front) entre forces de défense aérienne et « aviation de coopération » (vieux terme de l’armée de l’air française, au demeurant). Cette défense aérospatiale opérative/stratégique devra disposer de moyens antimissiles et anti-satellites, le développement de satellites « jetables » imposant de pouvoir en faire l’attrition de manière prolongée. De la même manière, le renseignement stratégique et opératif repose non seulement sur les satellites mais aussi sur des moyens atmosphériques : drones, dirigeables, etc. Il semble logique d’unifier sous un seul commandement ces moyens (qui participent en outre de la sphère informationnelle abordée plus loin).
- La subdivision en sphères, et non plus en milieux, impose de distinguer trois grandes catégories de moyens. D’une part les moyens dont l’espace d’action est limité à la sphère à laquelle ils appartiennent. Les troupes de mêlée (infanterie, armée blindée cavalerie) font strictement partie de la sphère aéroterrestre, de la même manière que les moyens antinavires ou anti-sous-marins appartiennent uniquement à la sphère aéromaritime. Les unités chargées de la défense des bases navales ou aériennes font également strictement partie des sphères aéromaritime ou aérospatiale (respectivement). La deuxième catégorie de moyens est composée par ceux qui, appartenant strictement à une sphère, peuvent agir sur une autre. Les missiles de croisières navals de frappe terrestre en sont un exemple : ils changent de sphère d’appartenance entre leur lancement et leur arrivée sur cible ; c’est également le cas de beaucoup de vecteurs aériens : un chasseur naval peut frapper la terre, un chasseur terrestre attaquer un navire, tandis qu’un satellite pourra servir tant au chef terrestre que naval. D’une certaine manière, les parachutistes et les troupes amphibies peuvent être considérées comme relevant de cette catégorie. La dernière catégorie de moyens est composée de ce que l’on qualifiera de moyens d’interface, c’est à dire de moyens qui, appartenant strictement à une sphère, permettent néanmoins de faire la jonction avec une autre. Le transport aérien stratégique ou les navires amphibies illustrent cette catégorie. Cette répartition n’est pas figée : lorsqu’une unité mécanisée est employée pour défendre une base aérienne, elle passe dans la sphère aérospatiale, et inversement lorsqu’une unité de défense de base est employée dans des opérations à objectif terrestre (participation à un siège de ville) ; lorsqu’un chasseur naval est employé dans une manœuvre aéroterrestre, il appartient à cette sphère pour la durée de cette mission. C’est dans cette participation ponctuelle, mais surtout (et bien plus) dans les moyens dits d’interface que la collaboration interarmées aura lieu et sera essentielle. Pour ces derniers en effet les contraintes des deux sphères doivent être pris simultanément en compte dès la conception, et pour l’acquisition et l’emploi. Ainsi un navire amphibie doit-il à la fois avoir de bonnes caractéristiques marines mais aussi être conçu d’emblée autour des moyens aéroterrestres qu’il aura à projeter : son gabarit doit être déterminé par la taille et la composition des unités de l’armée de terre en même temps que par les contraintes spécifiques du milieu maritime. Dans les domaines « mono-sphères », l’interarméisation sera moins utile dès lors que chaque sphère intègre systématiquement les trois dimensions de l’espace. Ainsi le CAS relèvera-t-il uniquement de la sphère aéroterrestre, la lutte ASM aérienne de l’aéromaritime, la lutte anti-satellite de l’aérospatiale, etc. Cette distinction de moyens peut être résumée de la manière suivante (cliquez pour agrandir l’image) :
- Chacune des armées aurait pour responsabilité unique une des trois sphères aéroterrestre (armée de terre), aéromaritime (marine nationale), aérospatiale (armée de l’air). La quatrième sphère, la sphère informationnelle, a un statut particulier. Elle concentre l’ensemble de l’acquisition, du traitement, de la manipulation et de la destruction de l’information à des fins militaires, et englobe pour cette raison les autres sphères tout en étant englobée en elle. A ce titre, son fonctionnement peut s’apparenter aux actuelles forces stratégiques (nucléaires, qui sortent du cadre de notre discussion mais qui pourraient dans une certaine mesure constituer une autre sphère englobant les trois sphères « physiques »). Autrement dit, chaque armée en dispose d’un élément, mais l’ensemble de ceux-ci forment un tout qui transcende le frontière de chaque armée. Au niveau tactique, la sphère informationnelle est contenue dans chacune des trois autres sphères, et peut donc être gérée de manière autonome au sein de celles-ci. Aux niveaux opératif et stratégique, en revanche, l’information transcende les sphères « physiques ». La conduite des opérations dans cette sphère doit donc être mutualisée, et « interarmisée », de la même manière que le contrôle des moyens de frappe nucléaire n’est pas l’apanage d’une armée en particulier. Cette sphère a donc un statut particulier.
- La répartition des moyens et le statut particulier de la sphère informationnelle imposent de repenser l’organisation des forces aux échelons opératifs. Actuellement, sur le modèle américain centré sur les milieux, on distingue au sein d’une force interarmées (échelon opératif, JFCC dans la terminologie américaine et OTAN) des composantes terre, air et mer et désormais opérations spéciales. Cette organisation reflète les prérogatives de chaque armée bien davantage qu’elle ne constitue un modèle fonctionnel, les commandements de composante terrestre et aérienne agissant tous deux sur les opérations au sol, par exemple, et renvoie au commandant de théâtre l’ensemble de la coordination tactique entre les armées, ce qui constitue un non-sens au regard des responsabilités de celui-ci. Une organisation du commandement construite sur l’espace d’action, et non sur le milieu, aurait de multiples avantages. l’échelon du théâtre aurait pour responsabilité principale la stratégie militaire sur celui-ci, et ne s’occuperait que de la coordination opérative de l’action des différentes armées, c’est à dire le développement des plans de frappe opératifs (changement de sphères) ainsi que les missions faisant appel aux moyens d’interface. Au niveau inférieur, des commandements constitués autour de chaque sphère auraient pour mission l’action opérative dans leurs sphères respective, et se chargeraient de la coordination tactique des milieux. Au niveau tactique, les forces seraient la plupart du temps « mono-sphères ». A un découpage par milieu d’évolution des moyens succéderait une organisation basée sur l’espace d’action de ceux-ci.
Modifier la manière d’appréhender l’espace est aujourd’hui éminemment nécessaire : l’actuelle division en milieux montre chaque jour ses limites, ne reflétant pas la réalité des opérations. L’emploi judicieux des moyens, la cohérence des institutions que sont les armées, et la possibilité de développer un art de la guerre tridimensionnel de manière native à tous les niveaux imposent de recombiner l’espace en s’affranchissant d’une division en milieu arbitraire. Dans cette transformation du regard sur l’espace réside sans doute l’une des clés des succès futur ; celui qui saura penser sa manœuvre en trois dimensions, et l’articuler en fonction non du milieu mais de son objectif aura sur le chef qui continuera de tracer entre ciel, espace, terre et mer des frontières arbitraires un avantage immense. Alors que les milieux s’imbriquent, s’influencent mutuellement, se combinent et se recombinent en permanence, il est essentiel d’en tirer toutes les conséquences militaires. La disjonction des milieux n’existe plus. Il faut faire place à leur combinatoire.
Billets déja parus dans la série « Repenser la guerre au XXIe siècle »:
- Première partie : surmonter la crise de la pensée militaire occidentale
- Deuxième partie : mettre en adéquation les fins, les moyens et les méthodes
- Troisième partie : reconstruire la relation entre l’espace et le temps dans l’art de la guerre contemporain (1)
- Troisième partie : reconstruire la relation entre l’espace et le temps dans l’art de la guerre contemporain (2)
@ Marius
Je ne suis pas certain que supprimer la force aérospatiale (USAF, Armée de l’air, etc.) soit une idée judicieuse. La proposition que vous évoquez n’est pas crédible dans la mesure où elle crée une force « fourre-tout », la Navy en l’occurence, qui se retrouve à gérer en plus de son coeur de métier – le combat aéronaval – des missions qui n’ont rien à voir avec celui-ci. Il me semble que, sous couvert « d’efficacité », cela conduirait surtout à négliger certaines capacités (le transport aérien stratégique, par exemple). Il y a bien pour moi une distinction à opérer entre un espace de combat aéromaritime et un espace de combat aérospatial, dont les enjeux sont autres. La proposition de suppression de l’Air Force (qui n’est ni la première ni la dernière) est probablement liée à une incompréhension non des contributions de l’USAF en tant qu’organisation mais de la place particulière de la troisième dimension dans l’outil de défense. Autrement dit, c’est revenir à une logique de milieu, mais en diminuant l’importance de l’un d’entre eux, l’air. J’ajouterai, de manière plus ironique, que les armées ont peut-être besoin de ce ménage à trois tant sur le terrain que dans les états-ùajors. Le face-à-face n’est pas toujours la meilleure solution.
Enfin, pour revenir sur la notion de dimension, toutes les sphères que je décris se déclinent dans les quatre dimensions physiques de l’espace et du temps. opposer aéroterrestre et aéro-spatio-navalo-etc. continue de relever d’une opposition entre milieux : « lisses » d’un côté (air/mer/espace) et « rugueux » de l’autre (la terre). Cette distinction n’est pas fausse, mais s’applique à l’intérieur des espaces d’opération, elle n’en constitue pas la ligne de séparation. L’idée ici est de distinguer des espaces d’action, et non de redéfinir la notion de milieu (qui reste pertinente à l’intérieur d’une sphère donnée : les espaces littoraux plus rugueux que la haute mer, la montagne et la ville plus que le désert, la basse plus que la haute altitude, etc.). Au lieu de recombiner maladroitement les milieux à tous les niveaux, la grille de lecture de l’espace que je propose situe la séparation des différentes sphères au niveau opératif-stratégique. Les milieux, eux, coexistent et ne sont pas considérés comme disjoints (d’où l’imbrication des sphères et la distinction sur les moyens). En dépassant leur opposition, on facilite leur combinaison de manière efficace. Au niveau tactique, cette combinaison s’effectue à l’intérieur d’une sphère donnée, exception faite des moments « d’interfaçage » (opérations amphibies par exemple).
Bonjour et bravo pour cette étude remarquable de l’organisation des armées, dépendante du milieu.
Il y manque à mon sens une dimension proactive, à savoir qu’aujourd’hui le débat fait rage aux US autour de l’idée que la mission doit déterminer l’organisation, les besoins et l’entraînement. C’est pourquoi certains imaginent de supprimer l’USAF en répartissant son existant entre l’US Army, et la Navy: les transports stratégiques, ravitailleurs, chasse, reco, bombardiers lourds et domaine spatial étant attribués à la Navy.
Sans compter les économies immédiates en programmes, personnels, états-majors, écoles, implantations, l’efficacité bien meilleures des autres armées permettraient d’améliorer le rapport coût/efficacité très rapidement.
Ceci reviendrait également à définir deux domaines: aéroterrestre (tridimensionnel) et aérospationaval (multidimensionnel).
Qu’en pensez-vous?