S’émanciper du quotidien
La focalisation excessive, depuis le XIXème siècle, des armées dites occidentales sur le niveau tactique a plusieurs origines. Au delà de profondes lacunes conceptuelles en ce qui concerne l’art opératif, qui perdurent encore en dépit de l’introduction du terme dans le vocabulaire militaire, une raison possible pourrait être le poids trop lourd du quotidien dans l’esprit des chefs militaires. C’est probablement, au delà des aspects propres aux opérations aéromaritimes, l’enseignement le plus important du colloque sur l’aéronautique navale du 10 juin dernier. Il était frappant, en regardant s’exprimer les différents participants, de voir à quel point le « ici, maintenant », au demeurant de plus en plus difficile à gérer, prenait dans les discussions le pas sur le pourtant indispensable « ici et ailleurs, demain ».
La charge du quotidien, le poids des questions techniques et humaines immédiates, conduit à concentrer l’attention et l’énergie sur celles-ci au détriment de la vision à long terme. Or penser le stratégique, c’est justement voir loin, penser bien en avance. L’idée selon laquelle aucun plan ne résiste au premier contact avec l’ennemi est vraie au niveau tactique. Elle est en revanche erronée au niveau stratégique : si il faut bien entendu s’adapter en permanence aux actions de l’adversaire, le plan stratégique est fait de constance, dans la mesure où les objectifs – les buts de guerre – ne changent que peu, sauf défaite catastrophique. Et pour qu’il y ait constance, il faut avoir prévu les issues possibles avant même d’avoir débuté la guerre ; l’art du stratège est donc bien de penser le demain, et même l’après-demain tout autant que le maintenant.
Dans ce contexte particulier, si il est normal et bon de concentrer les énergies sur les combats d’aujourd’hui, la tendance naturelle dans l’adversité à le faire au détriment de la hauteur de vue doit être résolument combattue. Dès lors que le quotidien impose sa dictature, comme c’est le cas actuellement, le chef le plus brillant ne peut plus agir, mais simplement réagir, et perd alors l’initiative. Condamné à la défensive, il ne peut plus imposer sa volonté à l’adversaire, mais simplement éviter que l’adversaire lui impose la sienne. Ou, tendu tout entier sur la réalisation immédiate, sur la victoire tactique, il en oublie ce qui entoure celle-ci, et risque de mettre en péril le tout pour remporter le détail.
Comment, alors, s’émanciper du quotidien ? Pour récupérer sa hauteur de vue, le stratège doit être capable de déléguer le quotidien au tacticien : ils ne doivent pas être la même personne, sauf peut-être à posséder une agilité d’esprit peu commune, que seuls des hommes tels Napoléon ou César possèdent. Et encore dans ce dernier cas faut-il savoir préserver l’envergure d’esprit au détriment du détail, quitte à délaisser temporairement celui-ci. Il est donc nécessaire de découpler le commandement, de confier aux tacticiens la charge entière du détail tandis que le stratège – lui doit être seul – peut envisager sereinement l’ensemble. Ce découplage pose la question du choix des hommes, dans la mesure où un bon tacticien ne fera pas per se un bon stratège, et que l’inverse est parfois également vrai. Il souligne aussi la nécessité de ne pas surcharger ceux qui sont aux plus hautes fonctions de problèmes triviaux : si ils doivent en avoir la connaissance, et peut-être en donner la solution, ils ne doivent pas avoir à se charger directement de leur résolution. Il met enfin en évidence l’importance de disposer, au niveau stratégique, d’esprits libres des contingences de la bataille ou des tracas de l’administration, aptes à prévoir non les coups prochains mais les parties à venir.
La capacité à s’extraire du quotidien pour le dominer est le propre du stratège. La dictature du quotidien est l’ennemie de la stratégie. Cette vérité, qui vaut tout autant pour le gouvernement d’une Nation que pour la conduite de ses armées, doit être méditée. Le danger est grand, face à l’incertitude du présent, de perdre le moyen de façonner l’avenir. Gouverner, c’est prévoir. Vaincre, c’est anticiper. Oublier cela, comme c’est je le crains par la force des choses le cas aujourd’hui, c’est se préparer demain à une adversité toujours plus grande. Jusqu’à ce que celle-ci nous submerge.
À Marius…
Il est exact que le fait que les « politiques » soient – en apparence – uniquement préoccupés par les sondages, les médias et leur prochaine réélection constitue un sérieux problème quant à la continuité d’une ligne stratégique.
MAIS…
Au vu de la façon dont tu formules ta critique, tu semblerais souhaiter que les généraux soient parfaitement autonomes vis-à-vis du pouvoir politique, et donc des instances censées être représentatives de la Nation… !?
Permets-moi donc deux critiques :
1. Ce que tu évoques là n’est rien d’autre qu’une très naïve « utopie militaire » (un peu comme il existe des utopies sociales, économiques, politiques, etc.) qui constitue l’un des clichés de base de ce qu’il faut bien nommer le « militarisme ». Autant je crois profondément que des forces armées sont nécessaires, et aussi que les militaires sont des gens parfaitement respectables, autant je pense également que ni eux-mêmes, ni leurs valeurs et représentations ne sont supérieurs au reste de la Nation. Ils doivent donc rester soumis à celle-ci. Soyons « anti-militaristes » au sens romain du terme : cedant arma togae.
2. Par-delà la question du militarisme, le problème que tu poses est celui de la technocratie (et il se pose – ou s’est posé – dans bien d’autres domaines que le militaire). C’est un vieux débat qui remonte à l’entre-deux-guerres. Il s’agit encore une fois d’une utopie très naïve (comme la plupart des utopies). La compétence techno-professionnelle dans un domaine ne suffit pas à rendre légitime un pouvoir. L’un des principes de base de la démocratie est que toute décision, toute orientation est POLITIQUE, aux sens originel et noble de ce mot (hélas bien sali de nos jours).
En d’autres termes, les généraux n’ont pas à décider de la conduite des affaires stratégiques de la Nation. Ils sont des serviteurs de celle-ci. Ils conseillent le pouvoir politique en fonction de leurs compétences professionnelles.
Btavo pour cet excellent billet, clair, précis, et qui décrit bien la réalité d’aujourd’hui.
Mais celà fait peur pour l’avenir… Par ailleurs, comment pourrait-il en être autrement, compte tenu du fait que nos officiers généraux sont soumis absolument aux dictacts de notre personnel politique, lequel ne juge qu’à l’aune du quotidien, de l’immédiat électoral, et des médias? Et bien sûr considère que le budget des armées ne sert que de volant d’ajustement à la politique budgétaire.
Bonjour, content de vous relire.
Quelques remarques si vous le permettez.
Tout d’abord sur le « savoir déléguer » du chef, j’abonde dans votre sens, mais il me semble que les états-majors ont précisément été inventé pour ça.
Ensuite, il me semble qu’une question se pose aujourd’hui quand à la pression mise sur les chefs par les effets de l’aversion du risque et les exigences de la « démocratie d’émotion ». Dès lors que des ministres parcourent la France de sinistres en victimes, il n’est pas étonnant qu’en dessous, « ça stress ». Prendre un peu plus de recul en laissant aux échelons subordonnés le pouvoir et la responsabilité de traiter les problèmes de leur niveau (un chef de corps pour un feu de forêt par exemple…Mais face au 1er ministre il ferait un peu léger…) résoudrait sans doutes une partie du problème.
Enfin, pour Commander, il faut être responsable, couper un chef de niveau stratégique de toute responsabilité sur ceux qu’il aura à guider dans la guerre, risque paradoxalement de l’inhiber et au final de le paralyser. (Voir l’exemple de Gamelin, le dernier stratège Français à avoir mené une guerre totale, et qui a adopté un style et une architecture de commandement qui l’ont mis rapidement hors du coup).
Mais sur le fond, je suis d’accord avec vous, les chefs doivent pouvoir prendre du recul, et donc se reposer sur leur adjoints et leur subordonnés, qui sont aussi finalement payés pour ça.
Cordialement
Efficace. 😉
Excellent billet. Tout est dit.