Quelle stratégie en Afghanistan ?

Un débat s’est – enfin – ouvert au niveau opératif et stratégique sur le conflit Afghan. Comme annoncé dans le billet précédent, ce débat, en gestation depuis plusieurs semaines, est notamment relayé dans les colonnes du  »Small Wars Journal ». Romain Lalanne fait sur AGS le point sur les arguments avancés jusqu’ici respectivement en faveur ou de la mise en œuvre d’une campagne de contre-insurrection – sur le « modèle » irakien -, ou d’un retrait des forces conventionnelles, remplacées par une combinaison de frappes à distance – sur le modèle des frappes de drones au Pakistan – et d’opérations spéciales. Ce débat, qui survient quelques mois après la nomination du général McChrystal à la tête de l’ISAF (International Security and Assistance Force, force de l’OTAN en Afghanistan), répond à ce qui ressemble de plus en plus à de l’indécision de la part de l’administration Obama – et de la plupart des gouvernements des nations participant à l’ISAF – quant à la stratégie à adopter en Afghanistan. Alors que le président Obama a annoncé n’avoir pas encore arrêté de stratégie définitive sur l’Afghanistan – et ce bien qu’il en ait officiellement adopté une en mars dernier -, il n’est plus exagéré de parler d’une crise de la stratégie de la coalition en Afghanistan.
Cette crise en gestation trouve son origine dans une incapacité à fixer des buts stratégiques positifs à l’action de la force. Les buts stratégiques annoncés par les partisans du maintien des forces de la coalition en Afghanistan, à savoir empêcher que l’Afghanistan ne redevienne un abri pour le terrorisme islamiste d’une part, et empêcher la déstabilisation du Pakistan d’autre part, sont des objectifs négatifs, c’est-à-dire des possibilités que l’on ne veut pas voir se réaliser. Mais rien n’est dit sur les possibilités que l’on veut voir se réaliser, l’émergence d’un Afghanistan démocratique étant davantage à prendre comme de la propagande que comme un objectif crédible, en tout cas à moyen terme. Résoudre la crise stratégique doit commencer par la détermination d’un ou plusieurs buts positifs. L’importance de buts de ce type est en effet capitale. Le conflit afghan n’est en effet aujourd’hui pas tant l’affrontement de deux idéologies – les Talibans sont moins idéologues qu’on ne veut bien le penser – mais celui de deux projets politiques non seulement pour l’Afghanistan en tant que pays, mais aussi par le haut pour la zone Af-Pak (Afghanistan-Pakistan) et par le bas pour l’ethnie pachtoune. Or pour l’heure seuls les Talibans sont en mesure de proposer un projet pour chacun de ces niveaux, ce qui leur donne un avantage stratégique majeur. En l’absence de projet politique susceptible d’emporter l’adhésion – autrement dit en l’absence de buts stratégiques positifs – les forces de la coalition en Afghanistan sont condamnées à « stabiliser » indéfiniment (et avec de moins en moins de succès) le pays, et ne pourront ni vaincre les Talibans, ni susciter durablement l’adhésion à la fois des peuples afghans (le pluriel est ici volontaire) et pakistanais et celle des opinions nationales des pays engagés sur le théâtre. A court terme, le risque est grand de voir le soutien – déjà largement étiolé – pour la guerre s’évaporer dans la plupart des pays de la coalition, conduisant ainsi à des retraits en série d’alliés y compris parmi les plus fidèles, comme la Grande-Bretagne. Si les pays membres de l’ISAF, et en premier lieu les États-Unis, veulent parvenir à rétablir la situation stratégique en Afghanistan, il leur faut donc de toute urgence affirmer des buts de guerre à la fois pragmatiques et suffisamment ambitieux pour constituer un projet politique capable de susciter l’adhésion.
Une stratégie pour l’Afghanistan devra commencer par proposer un projet politique admissible à la fois par les Afghans eux-mêmes et par les opinions des pays de la coalition, dont le soutien conditionnera la poursuite de l’engagement. Ce projet devra être décliné à la fois en objectifs visant l’ensemble de la zone Af-Pak, en objectifs concernant l’Afghanistan dans son ensemble, et en objectifs visant plus spécifiquement les Pachtounes, tout en étant formulé de manière à permettre la poursuite du soutien des opinions nationales des pays engagés (et plus particulièrement des opinions des « grands » pays : États-Unis, Royaume-Unie, France, Pologne, Espagne, etc.). Sur ce dernier point, il sera sans doute plus pertinent de raisonner en termes d’intérêt national et de présenter clairement les choses de cette manière aux opinions que de chercher à présenter l’intervention de nos forces comme un combat « pour des valeurs » qui outre qu’il accroît la méfiance des peuples locaux à l’égard de nos intentions n’est plus une justification suffisante aux pertes de nos forces. Les peuples, contrairement à ce que semblent penser nombre de communicants officiels, sont adultes et moins naïfs qu’on ne le pense. S’ils doivent soutenir une intervention encore longue dans un pays lointain, l’intérêt national – et non la défense des droits de la femme afghane[1] – est sans doute la seule justification raisonnable.
Déterminer le visage exact d’une stratégie en Afghanistan est une entreprise complexe. N’étant pas spécialiste de la région, je ne me hasarderais pas à en proposer un. Mais il est clair qu’aucune campagne militaire, de contre-insurrection ou autre, ne réussira en Afghanistan en l’absence d’objectifs stratégiques positifs clairs et réalistes. Elle ne pourra au mieux qu’obtenir un résultat similaire au surge irakien, à savoir une stabilisation temporaire de la situation sécuritaire débouchant sur un échec stratégique. Et ce n’est pas à l’aune des succès tactiques que l’Histoire détermine les vainqueurs d’un conflit.

Notes

[1] Il ne s’agit pas ici de dire que ces droits ne sont pas importants, ni qu’ils ne doivent pas être promus et défendus. Mais ils ne peuvent constituer seuls la base d’une stratégie.