Drones : pour une approche systémique

Dans les réflexions sur les structures de force futures, la question de la place et du rôle des drones et systèmes « non habités » (unmanned) occupe désormais une part non négligeable. De nombreux contributeurs (presque exclusivement américains), dans la littérature spécialisée comme sur internet, considèrent ainsi que les UAV (Unmanned Air Vehicles aussi appelés UAS pour Unmanned Aerial Systems, drones aériens) sont susceptibles à plus ou moins court terme de remplacer l’ensemble des aéronefs pilotés pour les missions les plus variées. Les plus extrêmes vont jusqu’à envisager à plus long terme le remplacement total des combattants humains par des machines. Il est évident que ce type de perception contient une part non négligeable de fantasme, sur lesquels on ne s’étendra pas ici. Mais, au delà, le débat sur les drones révèle la confusion qui continue de régner en matière de technologie entre ce qui relève du niveau stratégique et ce qui dépend du niveau tactique. Hors, bien que représentant des outils particulièrement prometteurs, susceptibles d’ouvrir de nouvelles perspectives (notamment en matière d’ISR – Intelligence, Surveillance, Reconnaissance – persistante et de frappe déportée), les drones ne constituent évidemment pas une réponse aux défis stratégiques posés par les conflits contemporains. Plus encore, la manière dont est abordée cette technologie – ou plus exactement cette famille de technologies – encore émergente révèle la persistance d’une approche obsolète des systèmes d’armes, centrée sur les plates-formes.
En effet le débat sur les drones et leurs performances, particulièrement en ce qui concerne les UAV, tout en prétendant dépasser cette approche, en reste en réalité prisonnier. À la fixation sur tel ou tel modèle se substitue bien une logique de « famille » (HALE/MALE, par exemple, ou UAS/UCAS), mais celle-ci n’est que la transposition à l’échelon supérieur de la logique de plate-forme. Tout en affirmant réformer la manière dont sont pensés les armements et/ou les systèmes de force, les promoteurs des systèmes non habités font en réalité preuve d’un manque assez flagrant d’originalité. Car si les performances permises par tel ou tel modèle de drone, qu’il soit terrestre, naval ou aérien, sont bien sûr à considérer et ne sont en aucun cas négligeables, le véritable intérêt d’un drone ne réside pas tant dans ses caractéristiques propres que dans la place qu’il occupe au sein d’un système de forces global. La véritable richesse de l’outil drone est bien la création de synergies entre celui-ci et les forces qu’il est chargé de soutenir. Plus que le domaine aérien sur lequel se concentrent nombre des commentateurs – aidés en cela par les troubles de l’identité que connaît actuellement l’US Air Force – c’est dans le domaine naval que les meilleurs exemples sont à trouver. Équipé de drones, qu’ils soient aériens, de surface ou sous-marins, un navire se transforme de plate-forme en système de combat aux multiples « bras » et « yeux » dispersés dans l’espace, augmentant ainsi sa valeur propre. C’est dans une certaine mesure ce qui était amorcé par les hélicoptères sur les frégates, qui agissaient comme une extension de celle-ci. Mais les drones autorisent, parce qu’ils sont contrôlés depuis le navire, un degré supérieur d’intégration : là où l’hélicoptère une fois quitté le pont de son bâtiment base devenait dans les faits une plate-forme autonome, la nature inanimée du drone reste une extension parfaite de la volonté du navire. Autrement dit, au delà de la performance, l’intérêt du drone réside davantage dans le lien existant entre celui-ci et l’entité le contrôlant que dans ses performances. Dans la conception d’un système combattant, ce sont ces liens qui comptent plus finalement que la performance brute des machines. Prenons cette fois le cas d’un groupe de combat mécanisé. Celui-ci est, de manière native, un système combattant composé d’une entité de commandement (le chef de groupe), d’un véhicule blindé qui joue le rôle de plate-forme « mère » – abri, moyen de transport – tout en étant lui-même un sous-système combattant (pilote, chef de bord, armes, capteurs, etc.), et d’un nombre de combattants (variable selon les armées) qui sont autant d' »yeux » (capteurs) et de « bras » (effecteurs). L’intégration d’un « membre » supplémentaire sous la forme d’un drone crée naturellement des synergies nouvelles et augmente le système de départ : ainsi un micro-UAS de reconnaissance peut éclairer la progression du véhicule du groupe, améliorant la fonction de transport de celui-ci. Dans le même temps, il donne un œil supplémentaire au chef de groupe. Le double lien créé ici (entre le drone et le véhicule, entre le drone et le chef de groupe) crée une synergie nouvelle au sein du système combattant que constitue le groupe. En imaginant l’intégration d’un drone terrestre armé, celui-ci apporterait un bras supplémentaire. La possibilité ultérieure de relier les deux drones génèrerait une synergie supplémentaire (à trois voies : chef de groupe/micro-UAS/UGV armé), démultipliant encore l’action du groupe. C’est donc bien le lien entre volonté humaine et action de la machine qui est déterminant dans le potentiel d’un drone, plus que la performance intrinsèque de la machine.
Ce n’est qu’en abordant les drones non plus comme nœuds d’un réseau dont seraient progressivement évacuées les composantes humaines, mais en fonction des synergies qu’ils permettent de créer – autrement dit en prenant le réseau par ses liens et non ses nœuds – qu’il sera possible de tirer pleinement parti de leur potentiel, tout en offrant aux systèmes habités de nouvelles possibilités de développement. Plus largement, une véritable approche capacitaire moderne doit s’attacher à ne plus considérer seulement les performances individuelles des matériels – habités ou non – et des personnels, mais doit au contraire s’efforcer de penser la capacité du système de manière globale et de s’attacher aux liens de synergie qu’il est possible de créer entre les différents nœuds du réseau ainsi tissé.