Méditerranée, la nouvelle Asie du Sud-Est ?

Méditerranée, la nouvelle Asie du Sud-Est ?

Dans le précédent billet, je mentionnais la possibilité que, suite aux changements d’équipes dirigeantes – il est encore prématuré de parler de changement de régime – en Égypte et en Tunisie, le Proche et le Moyen-Orient deviennent, d’ici une vingtaine d’années, et de fait peut-être bien avant, une nouvelle Asie du Sud-Est, c’est-à-dire une région au fort dynamisme économique et aux rivalités de puissances marquées. Ce scénario me semble mériter que l’on s’y attarde davantage. Ce qui suit est donc un petit exercice de prospective, non scénarisé – la faiblesse de la prospective réside généralement dans ces « scripts »… – mais dont le but est d’inciter à voir autrement les dynamiques du monde méditerranéen à l’horizon 2020-2025.

Port_militaire_de_Toulon
Les évolutions politiques dans l’ensemble de la région, qui semblent désormais extrêmement probables à un degré ou un autre dans la majeure partie des États situés au sud de la Méditerranée, peuvent conduire à un climat plus favorable au développement économique du pays, mais aussi en retour à une relance de dynamiques de rivalités interétatiques très atténuées depuis plusieurs années, mais bien réelles, entre les États complaisamment rejetés dans un « bloc musulman » par des commentateurs avides de raccourcis ou aux capacités d’analyse limitées. De fait, l’Histoire montre une successions de rivalités depuis le Moyen-Âge entre les puissances que sont l’Égypte, la Syrie, l’Irak, la Turquie, l’Iran (Perse), et plus récemment l’Arabie Saoudite.
Dans ce cadre, outre les puissances traditionnelles, de nouvelles puissances disposent d’un fort potentiel, comme par exemple l’Algérie : population nombreuse, ressources naturelles, niveau d’éducation correct et en progression, accès aisé le cas échéant à l’enseignement supérieur en Europe (en particulier en France) et aux États-Unis, etc. D’ici dix à quinze ans, le visage de la Méditerranée pourrait alors s’être transformé : face à des États européens du sud (Italie, Espagne, Grèce, Portugal) ruinés ou en très grandes difficultés économiques et donc sociales, mais aussi, traditionnellement dans ces pays, politiques (mouvements extrémistes, populisme, etc.), des États du Maghreb, du Proche et du Moyen-Orient en plein dynamisme économique mais sans que cette évolution ne se soit encore stabilisée : fort taux de croissance, mais aussi importants déséquilibres structurels et poursuite d’inégalités sociales entre une « classe moyenne » à fort développement et des classes lésées. Dans ce contexte, des tensions multiples pourraient se développer entre Etats de la rive sud, mais aussi entre eux et ceux de la rive nord (que l’on pense à Ceuta et Melilla, entre le Maroc et l’Espagne), entre groupes d’États dispersés sur les deux rives, ou – pourquoi pas – entre États de la rive nord (pour reprendre l’Espagne, autour de Gibraltar par exemple. Ces tensions, comme en Asie aujourd’hui, auraient lieu en parallèle à un accroissement considérable de l’intégration économique de la région, sur des bases plus équilibrées, c’est-à-dire dans les deux sens nord et sud. Au passage, après une première phase agitée, ce scénario résoudrait de lui-même une part non négligeable du problème de l’immigration illégale vers l’Europe… Cette nouvelle situation caractérisée par des fluctuations rapides aurait bien sûr des conséquences qui déborderaient le seul bassin méditerranéen, allant jusqu’à la Mer Noire, la péninsule arabo-persique et le plateau perse, ainsi que vers l’Afrique subsaharienne et ses rives atlantiques.
Il en résulterait pour la France une situation stratégique très nouvelle, qui l’inciterait non seulement à mettre un accent marqué sur la Méditerranée, mais aussi à réviser certaines de ses postures européennes classiques : ainsi un pari sur l’Algérie en cas de bouleversement politique dans ce pays pourrait s’avérer plus payant à long terme qu’une relation suivie avec l’Espagne ou l’Italie… Il rendrait en tout cas nécessaire un réajustement d’une bonne part de la posture stratégique française, tournée depuis 2008 sur des menaces secondaires comme le terrorisme (au rendement faible tant humainement qu’économiquement, et au coût politique réductible au minimum par un développement intelligent de la résilience) appelées dans ce type de scénario à se réduire considérablement (n’oublions pas que les sources du terrorisme sont en large part à chercher dans le maintien de régimes politiques autocratiques, arriérés et incompétents en matière d’économie et de social).
Bien qu’entièrement hypothétique, ce type de scénario n’est pas improbable. Il correspond en effet à une certaine logique historique (mais pas à une fatalité, inexistante) et correspond aux dynamiques méditerranéennes depuis l’Antiquité : lieu d’échanges et de conflits, la Méditerranée est naturellement propice tant au développement économique qu’aux rivalités de puissance.

Au passage, ce petit scénario peut cadrer avec les « surprises stratégiques » que l’allié Olivier Kempf développe sur son blog en ce moment. Les deux premières peuvent être consultées, respectivement, ici et ici.

En photo, le port militaire de Toulon, principale base navale française et point d’appui stratégique de la France en Méditerrannée.