Pratiquer la stratégie à l'ère planétaire

Pratiquer la stratégie à l’ère planétaire

En titre du deuxième tome de son ouvrage consacré à l’exégèse de Clausewitz, Raymond Aron parlait d’un « âge planétaire », qu’il faisait succéder à « l’âge européen ». Cet âge planétaire de la stratégie était en réalité en gestation bien avant que Clausewitz n’écrive De la guerre, depuis le XVIe siècle sans doute, mais ce n’est qu’au XXe siècle que les conséquences combinées de l’expansion européenne outremer et de la révolution industrielle s’unissent pour faire de la « mondialisation » devenue tarte à la crème depuis vingt ans une réalité. Aujourd’hui, « l’âge planétaire » dans la pratique de la stratégie est devenu une véritable « ère planétaire » dont les conséquences touchent la totalité des aspects de la vie humaine.
Quelles sont les conséquences de cette nouvelle ère planétaire sur la pratique de la stratégie ? Les événements de ces dernières semaines permettent de tirer quelques conclusions sur la pratique de la stratégie à l’ère planétaire, et ses conséquences pour la France.

Rafale_Opération_Harmattan_19-03-2010
Entre la rébellion en Libye, et désormais les opérations aériennes menées contre les forces de Muhammar Kadhafi, le tremblement de terre au large du Japon, le tsunami qu’il a créé et l’incident nucléaire sérieux qui s’en est suivi, mais aussi l’intervention des forces du Conseil de coopération du Golfe (CCG) menées par l’Arabie Saoudite au Bahreïn, où continuent de se dérouler des heurts, la continuation de la guerre civile en Côte d’Ivoire, les combats qui se déroulent au Sud Soudan sans que l’on sache encore s’ils déboucheront sur un conflit ouvert, plusieurs salves de roquettes Qassam lancés hier depuis Gaza, des manifestations chiites d’ampleur en Irak, et bien sûr – même si les médias français n’en parlent plus guère – la poursuite de la guerre en Afghanistan, où commence une « saison de combat » qui promet d’être violente, les quinze derniers jours ont vu se dérouler de manière simultanée de multiples événements graves dans diverses régions du monde. Si l’on y ajoute les heurts entre Thaïlande et Cambodge, la poursuite bien qu’atténuée de la crise entre les deux Corée, la crise au Yémen, la continuation des actes de piraterie au large de la Somalie, la dégradation de la situation sanitaire et sécuritaire à Haïti, la poursuite de l’agitation politique au Liban, etc., l’ère planétaire se caractérise d’abord par  »la multiplicité des événements simultanés ».
Sans employer le terme de « crise », tellement galvaudé qu’il ne veut plus dire grand chose (comparer le tsunami au Japon avec la piraterie somalienne ne fait pas sens, pas plus que de comparer l’intervention du CCG à Bahreïn avec la guerre en Afghanistan), c’est davantage de capacité cognitives des acteurs stratégiques qu’il s’agit. Le premier différentiel entre une puissance locale ou régionale et une puissance mondiale n’est pas seulement dans la possession de tel ou tel moyen d’action, mais dans la capacité à embrasser la totalité du globe avec un œil également acéré, ou en tout cas suffisamment exercé pour pouvoir suivre simultanément la totalité du flux d’événements se déroulant sur la planète en disposant des clés de lecture et d’analyse nécessaires à sa compréhension. C’est bien cette capacité de connaissance qui est le premier discriminant de la puissance mondiale. Or cette capacité de connaissance est bel et bien distincte de celle d’anticipation, à laquelle elle est liée depuis 2008 en France. La notion d’anticipation, en effet, justifie la réduction de l’attention aux zones potentiellement menaçantes. Celle de connaissance seule, est sans limites. Sur ce point comme sur d’autres, le LBDSN tend à transformer la France en puissance régionale, là où elle était encore sur ce point une puissance mondiale. Si les médias français, qui ne savent guère suivre plusieurs événements à la fois, sont déjà en situation de saturation cognitive, et confirment ainsi que la presse française n’est pas à la hauteur du pays qu’elle informe, la France bénéficie pourtant, depuis le XIXe siècle au moins, d’institutions qui lui permettent potentiellement de disposer de cette connaissance, bien plus humaine que technique : l’INALCO (les fameuses « Langues O' ») vaut ainsi largement quelques satellites…
En ne se fondant que sur le discriminant de la cognition, l’on constate qu’il n’existe finalement que très peu, encore aujourd’hui, de puissances véritablement mondiales, et que celles-ci sont pour l’essentiel les cinq membres permanents du conseil de sécurité : Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie. Il faut sans doute y ajouter l’Australie, dont l’activité diplomatique depuis plusieurs années montre la vision mondiale, et peut-être le Canada, mais c’est tout. L’attitude de l’Allemagne par rapport à la Libye confirme qu’elle n’est qu’une puissance continentale, tournée vers l’Europe centrale et orientale : la déclaration du ministre des Affaires étrangères allemand, justifiant en quelque sorte l’abstention de son pays du vote de la résolution 1973 par la concordance de vue germano-polonaise, en dit long. L’Inde, en dépit de sa spectaculaire montée en puissance, demeure centrée sur son environnement immédiat, de même que le Brésil, mais aussi le Japon, ce dernier ayant depuis 1945 renoncé à un rôle mondial. Les puissances planétaires, aujourd’hui, ne sont donc pas plus de sept, et ce chiffre devrait demeurer stable pour encore plusieurs années, ce qui pourrait justifier, au passage, le maintien à cinq des membres permanents du conseil de sécurité des Nations-unies, mais qui tend également à montrer que le projet français pour l’Europe depuis un demi-siècle, celui d’une (super)puissance mondiale, s’opposera de plus en plus avec celui de l’Allemagne et des pays d’Europe centrale et orientale, qui ne le pensent qu’en matière continentale.
À l’ère planétaire, la cognition stratégique est donc le premier élément de la puissance, traduisant et façonnant simultanément la perception d’un pays de lui-même, du monde et des relations entre les deux. Ceci posé, le discriminant entre puissances planétaires « in being » et puissances planétaires concrètes demeure la possession de moyens d’action suffisants. Ces moyens d’actions sont nombreux et de natures diverses, aussi je ne me limiterai ici qu’aux deux moyens régaliens par excellence que sont la diplomatie et la force armée. La France possède encore ces deux moyens, bien qu’ils soient désormais parvenus à un seuil plancher en dessous duquel la France quittera les puissances planétaires réelles (bien que « partielles », la seule puissance planétaire réelle et « intégrale » étant les États-Unis) pour rejoindre les puissances planétaires potentielles, voire les puissances régionales. Les Britanniques, pour lesquels cette dernière option n’a pas de sens (ils sont excentrés géographiquement), sont déjà largement devenus une puissance potentielle. Pour revenir à la France, le recentrage de ses moyens sur « l’arc de crise », le délaissement de régions plus éloignées comme l’Asie et le Pacifique, le manque de vision stratégique autre qu’industrielle en Amérique latine par exemple montrent le manque d’aptitude à la pratique de la stratégie des dirigeants français. La fermeture de consulats voire d’ambassades, la réduction du personnel diplomatique autrement que dans quelques pays jugés « clé » à court terme témoigne d’un manque de vision : tout autant qu’un moyen d’action concret, une représentation diplomatique quelle que soit sa taille est aussi un « nœud » dans un réseau de cognition stratégique planétaire.
Par ailleurs, du point de vue militaire, ce n’est probablement pas, en effet, en s’engageant à fond dans quelques crises que l’on pèse le plus, mais bien en étant aptes à s’engager partout et dans la durée, avec la possibilité de graduer l’effort de l’engagement à fond en cas de force majeure à l’engagement ponctuel de faible envergure. La France, aujourd’hui, dispose encore de cette capacité de gradation : présente en Afghanistan, elle intervient désormais en Libye, tout en étant présente en Afrique, au Liban, et au large de la Somalie. De même, elle dispose des points d’appuis lui permettant potentiellement de peser dans le monde entier; elle semble néanmoins trop souvent ne pas savoir qu’en faire. Dans le cas du Japon, le prépositionnement dans le Pacifique d’un groupe amphibie (par exemple) aurait permis d’intervenir rapidement au profit des populations. Ici (et au vu du coût très modéré des navires de la classe Mistral) l’investissement ne serait pas énorme; moindre en tout cas que celui consenti pour le Charles de Gaulle, qui n’a pour l’heure rempli aucune mission ne pouvant être accomplie par l’armée de l’Air (y compris sa participation aux opérations au-dessus de l’Afghanistan (inepte) et de la Libye, qui peuvent être assurées depuis le territoire métropolitain). Cinq ou six BPC et des ravitailleurs modernes en nombre plus important que les actuels C-135 donneraient sans doute plus de capacités réelles que le Charles de Gaulle, qui est de toute manière bien trop petit par rapport à l’investissement consenti dans sa construction (un navire d’au moins 60 000 tonnes aurait été un minimum), et ne se justifierait en fait qu’à condition d’en avoir trois (pour qu’un soit à la mer en permanence), quoi qu’il advienne.
Ces quelques détails de structure de force, sur lesquels je ne m’attarderai pas davantage ici (j’y travaille par ailleurs, mais dans le cadre d’un projet de plus grande envergure), posent la question des moyens par rapport aux fins. Aussi ancienne que la stratégie, cette question est aujourd’hui cruciale pour la France : le renouveau du partenariat stratégique franco-britannique n’est pas suffisant pour peser à nouveau, deux miséreux ne faisant pas un riche… Le fait que le commandement des opérations au-dessus de la Libye soit aujourd’hui assuré par les moyens américains, en dépit d’un clair leadership diplomatique français, le fait que la VIe Flotte de l’US Navy soit actuellement la plus importante force navale en Méditerranée devraient un peu plus interroger nos dirigeants, qui ne devraient pas oublier trop vite que, disposant de moyens incomparablement supérieurs à ceux dont nous disposons aujourd’hui, nous avions dû avec les Britanniques céder aux Américains, en 1956, à Suez. Au-delà, le discriminant des moyens peut également conduire à la défaite d’une puissance mondiale par une puissance régionale : dans dix ans, une puissance mondiale du gabarit de la France pourra-t-elle l’emporter dans une confrontation stratégique (pas uniquement militaire d’ailleurs) avec une « superpuissance régionale » ? Rien n’est moins sûr.
La pratique de la stratégie à l’ère planétaire impose donc de disposer d’un système stratégique complet, qui outre la connaissance dispose des capacités de « cognition stratégique » capables de décider de l’engagement de moyens, qui continuent d’être le différentiel entre une puissance réelle et une puissance potentielle. Au vu des événements récents, la France dispose encore de certains des éléments de ce système, qui conserve pour le moment une certaine cohérence. Mais elle s’est engagée depuis plusieurs années sur le chemin du déclassement, en raison de décideurs tant militaires que civils ne disposant plus d’un degré d’éveil stratégique suffisant pour comprendre l’intérêt du système et en évaluer la cohérence. La question des moyens est devenue celle des matériels, dans une logique de plus en plus industrielle et de moins en moins conforme aux intérêts de la Nation, tandis que la connaissance et la cognition ont décliné faute de susciter l’intérêt immédiat. L’illusion de la potens créée par l’emploi constant de l’influence diplomatique et de la force militaire ne doit pas faire oublier que ces interventions ne se sont faites que contre des puissances très mineures, voire des non-puissances comme la Libye, qui serait davantage une nuisance. En outre, leur rendement n’a cessé de diminuer, conséquence sans doute d’une politique étrangère dominée par ce que l’on pourrait qualifier « d’irénisme armé », une notion qu’incarne très bien l’intervention en Libye, et qui fera l’objet du prochain billet.

Photo : Un Rafale de l’Armée de l’Air décolle vers la Libye depuis la base aérienne de Saint-Dizier, au premier jour de l’opération Harmattan. (Photo Armée de l’Air / Ministère de la Défense)