Libye : et maintenant ?

Libye : et maintenant ?

Cela fait désormais quatorze jours qu’ont débuté les frappes aériennes sur la Libye. Si l’aviation libyenne est désormais vraisemblablement très largement hors de combat, et que le système intégré de défense aérienne (Integrated Air Defense System – IADS), très largement obsolète, libyen a également été sinon entièrement détruit du moins suffisamment disloqué pour être inopérant, la question se pose désormais de savoir quelle direction imprimer à des opérations qui, pour tactiquement et techniquement efficaces qu’elles soient, n’ont pas significativement changé la situation stratégique en Libye. Si les moyens les plus lourds des forces loyales au président Kaddhafi ont été frappés à plusieurs reprises, aucun des deux camps n’a pour l’heure l’avantage, et les rebelles libyens continuent même de souffrir de multiples faiblesses, qui les empêchent de prendre l’ascendant. Les atouts et les faiblesses de l’arme aérienne sont, aujourd’hui, remis en évidence par le conflit libyen, comme n’ont pas manqué de le rappeler nombre de commentateurs. Alors que l’OTAN a pris en charge la coordination de l’effort aérien et naval multinational eu large et au-dessus de la Libye, quelle peut-être l’étape suivante de l’engagement en Libye ?

Rafale_MN_Harmattan
Après un engagement, fruit notamment de l’importante activité politique et diplomatique française au cours des dernières semaines, fait sans que ne soit nécessairement pris en compte le but de guerre poursuivi – mais il est vrai que, là encore, l’hypocrisie la plus grande règne sur l’usage du terme de guerre : à quel moment des frappes aériennes d’un pays sur un autre ont-elles cessé d’être un acte de guerre, un casus belli ? -, l’optimisme initial de frappes courtes suivies d’un effet politique immédiat s’est estompé. Il faut noter au passage que cet espoir est systématique lors d’un recours à l’outil aérien à l’exclusion de tout autre, et systématiquement démenti par les faits… une donnée que les Américains semblent désormais avoir bien compris, tandis que les Européens semblent figés dans leur réflexion quelque part entre la Bosnie en 1995 et le Kosovo en 1999.
À l’heure actuelle, les rebelles, dont la valeur militaire est au mieux faible, quel que puisse être leur courage ou la justesse de leur cause, semblent incapables de prendre l’ascendant sur les forces fidèles à Kaddhafi. Dans le même temps, si les buts « dans la guerre » définis par la résolution 1973 du conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU) sont clairs, le but de guerre de chacun des pays qui la mettent en œuvre l’est moins, et surtout diverge considérablement. En ce qui concerne la France, il ne semble aujourd’hui pas y avoir de but de guerre bien défini, une situation également vraie pour les Britanniques. Au-delà des avantages diplomatiques, de politique intérieure ou de dynamiques de puissance internes à l’Union Européenne (la France ayant repris diplomatiquement et militairement l’ascendant dont l’Allemagne disposait économiquement, et s’affirmant une nouvelle fois comme le pays-lien du trio de tête européen, Allemagne/France/Grande-Bretagne), le but de la France en Libye même est très peu clair.
Trois options peuvent désormais se dessiner pour la suite des opérations françaises.
– Le premier scénario est celui d’un désengagement progressif, « à l’américaine » en quelque sorte. Il est relativement improbable et serait perçu comme un échec français, tant l’activisme politico-diplomatique a été grand de la part des autorités françaises. La France, parce qu’elle a été très en pointe dans l’amont de l’intervention, est condamnée à être en pointe dans sa conduite, un rôle qu’elle assume pour le moment mais qui pourrait devenir problématique en cas de pourrissement, très possible, de la situation en Libye. L’esquisse d’un tel scénario montre clairement les limites de la prise de décision initiale, qui n’a pas ménagé de porte de sortie. Ce scénario de désengagement serait, en termes de perception, l’équivalent d’un aveu d’échec.
– Le second scénario, celui de l’escalade, avec intensification des frappes et transformation de la mission en une opération de changement de régime, serait faire un pari dangereux. Les rebelles libyens sont très mal connus, leurs liens avec les islamistes sont avérés. Surtout, il n’est pas certain que le niveau actuel d’engagement des forces françaises puisse être accru sans que n’apparaissent au grand jour les limites d’un outil militaire victime depuis de désormais nombreuses années de réfomes destinées à réduire son coût sans considération particulière pour son efficacité stratégique : les armées françaises, qui continuent de permettre à la France d’être une puissance mondiale, sont considérées comme un outil d’apparence, la seule dimension correctement manipulée par les autorités politiques, sans que ces mêmes autorités politiques n’aient conscience que, s’il est possible de manipuler les apparences dans le discours, le combat est quant à lui un révélateur cruel de la réalité.
– Le troisième scénario, qui semble privilégié par plusieurs des pays qui participent à l’opération Odyssey Dawn (Harmattan pour la France), est celui d’une poursuite des opérations sans évolution dans un sens ou dans l’autre. Une telle attitude a prévalu au-dessus de la Bosnie entre 1993 et 1995 (opération Deny Flight), sans que ne soient empêchés offensives, contre-offensives, massacres et exactions de la part de la totalité des camps en présence. Mais le non-choix n’est pas une stratégie, même si il en tient lieu pour la majeure partie des États européens, en Libye et ailleurs. Cette option, de toute manière, est désormais soumise à la loi des rendements décroissants.
Aucun de ces scénarios, de toute évidence, n’est satisfaisant. Dès lors, comment produire plus d’effets stratégiques sans varier le niveau d’engagement ? L’acceptation d’une partition de facto de la Libye entre deux parties, sur une ligne de partage passant à l’est de Syrte et incluant une « zone démilitarisée » autour de Misrata, combinée au déploiement d’une force de stabilisation qui pourrait être égyptienne dans l’est (et accepterait une sphère d’influence égyptienne dans cette région), africaine, arabe ou neutre (l’Indonésie ayant ainsi proposé de participer à une telle force) pourrait permettre à la France de laisser à d’autres nations le soin d’assurer une no-fly zone en Libye, tout en ayant renforcé sa position de leader militaire européen et sa stature diplomatique. Bien que potentiellement difficile à mettre en place, et reposant avant tout sur un effort diplomatique (qui pourrait toutefois être renforcé par une possible adhésion américaine à ce plan), ce scénario de sortie de crise aurait, outre le succès immédiat qu’il représenterait, plusieurs avantages :
– il éloignerait l’Égypte du Proche-Orient, apaisant ainsi Israël; – il donnerait de la crédibilité au discours de la diplomatie publique américaine et des nations européennes sur la dimension « non-impérialiste » de l’intervention en Libye; – il laisserait émerger une solution locale, ou en tout cas dans laquelle les pays arabes et africains seraient en pointe, au lieu d’imposer de l’extérieur une solution certes conforme aux présupposés européens et américains, mais pas nécessairement adaptée à la situation spécifique de la Libye; cela prouverait, à défaut de mieux, que les échecs afghans et irakiens ont été retenus… – il mettrait en œuvre dans les faits une « union méditerranéenne » contrariée dans sa mise en place formelle; – il ferait du cas libyen un « cas d’école » (en termes de perceptions sinon de faits) de gestion de crise multinationale dans un contexte de multipolarité. En somme, un tel scénario ou un autre s’en approchant serait de nature à obtenir, pour une fois, une issue à un conflit, et mieux encore une issue qui préserve et favorise les intérêts nationaux français. Un scénario de cet ordre est-il envisageable ? Apporter une réponse à cette question est aujourd’hui bien difficile.

Photo : Deux Rafale M de l’aéronavale sur le pont du porte-avions Charles de Gaulle, au large de la Libye pendant l’opération Harmattan. (Photo Marine Nationale / Ministère de la Défense)