
Masse critique
Cette chronique est parue en mars 2010 dans le n°57 de DSI. À l’heure où l’on promeut, au nom de la rigueur budgétaire, des outils militaires de plus en plus réduits, il n’est pas inutile de revenir sur l’importance du concept de masse, valide tant autrefois que dans le cadre des opérations contemporaines. Toutes choses égales par ailleurs, la victoire balance toujours bel et bien, selon le mot fameux de Napoléon, du côté des gros bataillons.
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Pendant des siècles, les batailles se sont livrées en masse, c’est à dire en concentrant sur un espace de faibles dimensions donné – un champ de bataille – la majeure partie des forces vives d’une armée. La concentration des efforts ne pouvait se faire qu’au travers de la concentration des moyens chère à Foch, concentration des moyens perceptible jusque dans l’aspect visuel de dispositifs tactiques où les hommes combattaient littéralement épaule contre épaule.
Cette situation se justifiait dans un contexte où le rendement du combattant individuel et de son armement était très faible. Imprécises, de portée très réduites, les armes exigeaient pour être efficaces d’être employées en grand nombre sur une surface réduite. Elle s’expliquait également par un raisonnement linéaire, qui voyait dans la bataille l’acmé de la guerre, et remettait à la tactique le soin de résoudre les problématiques stratégiques, les guerres napoléoniennes représentant sans doute l’aboutissement de cette logique.
À partir de la révolution industrielle, l’accroissement de l’efficacité des armements individuels et le développement progressif d’armements collectifs performants vont démultiplier le rendement du soldat. La mécanisation de la guerre va, dans le même temps où les armées deviennent des organisations titanesques susceptibles de mobiliser l’ensemble de la population masculine adulte d’un pays, doter le combattant individuel d’un potentiel de destruction considérable. Cette situation va conduire les combattants à adopter progressivement des dispositifs plus relâchés, à la fois pour des impératifs de protection – les formations en ordre serré devenant suicidaires – et parce que l’efficacité nouvelle des armes permet désormais à moins de soldats de contrôler une étendue de terrain plus grande tant en largeur qu’en profondeur. Cette dilatation du champ de bataille dans l’espace va, au tournant du XXème siècle, rendre obsolète le concept même de bataille, les espaces d’opération couvrant désormais des régions voire des pays entiers. Les densités d’occupation du terrain tombent ainsi de un homme pour dix mètres carrés dans les batailles antiques à un pour 257 mètres carrés pendant la guerre civile américaine, un pour 2475 pendant la première guerre mondiale et un pour 27 500 pendant la seconde. Dans les années 1980, une densité de un homme pour 40 000 mètres carrés n’étaient pas rares. Quand aux opérations contemporaines, un calcul rapide donne un soldat de la coalition pour plus de 7 millions de mètres carrés en Afghanistan (obtenu en rapportant le nombre de soldats présents en décembre 2009 à la superficie totale de la zone d’opérations de l’ISAF, soit la superficie approximative de l’Afghanistan (650 000 kilomètres carrés), ce dernier chiffre n’est bien sûr qu’indicatif et ne reflète aucune réalité opérationnelle, la répartition des forces n’étant évidemment pas homogène et la superficie totale du pays recouvrant de nombreuses zones inhabitées sans valeur militaire).
Au niveau tactique, dans la mesure où la puissance de feu n’est plus liée à l’effectif humain mais au type d’armement employé, c’est la masse d’armes plus que la masse d’hommes qui devient dans un premier temps déterminante. À partir de l’introduction des armes nucléaires tactiques puis, dans les années 1970, d’armements conventionnels guidés de précision, la formidable augmentation de la capacité de destruction individuelle des armes semble même rendre le concept de masse archaïque dans l’art militaire. D’indispensable, la masse serait à la fois inutile, puisqu’une seule arme peut désormais produire les effets qui en nécessitaient auparavant plusieurs dizaines, voire centaines, et surtout dangereuse pour celui qui l’emploie, la précision (ou, dans le cas des armes nucléaires tactiques, le rayon de destruction) des armements condamnant toute unité massée à la destruction. Cette perception, toutefois, est doublement trompeuse.
Trompeuse d’abord parce que la problématique de la protection des forces n’est pas close. En effet aux côtés de la classique protection passive, qu’elle soit dispersion, couvert ou dissimulation – et dans ce dernier cas camouflage ou refuge « au sein des populations » – la question d’une approche davantage proactive reste ouverte, en particulier dans l’espace aéroterrestre, très en retard sur ces questions par rapport à l’espace aéronaval, et dans lequel il est techniquement envisageable à court terme de passer y compris pour les unités déployées – et non uniquement pour les installations fixes – d’une défense aérienne à une défense anti-munitions, que celles-ci soient des obus de mortier tirés par des groupes irréguliers ou des munitions guidées de précision dernier cri. Une défense proactive des forces permettrait de retrouver une certaine marge de manœuvre en terme de concentration des moyens, permettant lorsque cela est nécessaire de rapidement des « massifier » localement un dispositif sous protection d’un « dôme de fer » (En clin d’œil au système Iron Dome israélien). Dans le même temps, elle poserait également, comme dans le domaine naval, la question de la nécessaire saturation des défenses, et donc celle de la masse.
Mais cette éviction du concept de masse des calculs est trompeuse, surtout, parce que ceux qui l’ont enterrée un peu vite se sont avant tout intéressé à ses aspects technico-tactiques, et peu à son rôle dans les autres domaines de l’art de la guerre, s’inscrivant en cela dans une approche passéiste centrée sur une notion, la bataille, aujourd’hui dénuée de sens. Si à ce niveau il convient de ne plus envisager l’emploi en masse que d’un point de vue très ponctuel et ultra-local, pour créer dans l’instant un rapport de force favorable, la masse garde cependant toute sa pertinence au niveau tactico-opératif. À ce niveau en effet, l’expansion presque infinie des espaces de combat modernes, qui passent sans solution de continuité de l’ultra-local au planétaire, redonne au concept de masse une actualité qu’il n’est sans doute pas près de perdre. En effet, pour couvrir efficacement et dans le temps l’ensemble des espaces d’engagement, il est indispensable de disposer en masse suffisante à la fois de moyens humains et matériels.
Quel que soit le conflit envisagé, guerre irrégulière, conventionnelle, hybride, etc., et quel que soit l’espace d’opération (aéroterrestre/aéronaval), il convient donc de réhabiliter le concept de masse mais en l’employant autrement. À la concentration des moyens fochienne, aujourd’hui obsolète, il faut préférer le concept de masse distribuée. Il ne s’agit plus ici de masser l’ensemble des moyens disponibles en un point unique, mais d’avoir à disposition une masse suffisante pour la distribuer – et la redistribuer – de la manière la plus pertinente possible dans un espace d’opérations donné pour y acquérir la suprématie. L’enjeu ici ne serait plus de masser les forces en un point donné mais bien de répartir une masse globale en « clusters » de forces plus ou moins denses en fonction de la mission et de l’adversaire, mais distribués sur l’ensemble de l’espace d’opérations dans des configurations variables. L’enjeu serait de disposer d’une masse globale suffisante pour accroître au maximum la possibilité de combinaison des éléments la composant et, de ce fait, augmenter d’autant la liberté de choix et d’action du chef opératif.
Loin d’être obsolète, le concept de masse est au contraire à réinventer. Bien que l’ère des « guerres de masse » voyant toute la population mobilisée sous les drapeaux soit aujourd’hui, et sans doute pour longtemps, terminée, il faut cesser de penser qu’il est possible de se passer d’une masse suffisante d’hommes et de matériels et que les guerres futures ne seront livrées que par de petits groupes de soldats dotés d’armements ultra-précis. Aussi faut-il dès à présent repenser à la fois l’emploi de la masse dans l’art de la guerre, mais aussi adapter notre stratégie des moyens de manière à garantir l’obtention de cette masse suffisante.
Illustration : le 2 septembre 1945, des formations d’appareils de l’aéronavale américaine survolent les navires alliés ancrés en baie de Tokyo, tandis qu’est signée la reddition du Japon. La victoire alliée pendant la Seconde Guerre mondiale est aussi celle d’un emploi intelligent de la masse. (c) US NARA
Bonjour Monsieur,
Vous le relevez vous-même :
12/2009, Afghanistan, 1 soldat ISAF / 7 M m2
Pour autant un tel ratio de densité ne saurait être représentatif ni d’efficience, ni d’une tenue du terrain.
Ainsi la caractérisation qualitative du contrôle exercé réapparaît avec l’accroissement, sinon la médiatisation, des affrontements asymétriques et non plus disymétriques.
En cette période de dévoilement du LBDSN, le rapport quantité/effet va se retrouver au coeur des analyses (un engagement type Mali possible dans 5 ans ou pas ?, etc.)
Tout autant que la mobilité, la coordination est décisive.
Cette coordination entre moyens de feu diversifiés servis par un renseignement opérationnel pertinent doit notamment permettre d’affiner le contrôle zonal, par l’usage de l’arme requise sur le secteur voulu à l’instant approprié.
Une telle optimisation de la réticulation entre lieux de décision et lieux et modalités d’engagement semble répondre parfaitement aux problématiques du 21eme siècle, avec ses couches superposées de réseaux.
Pourtant, au-delà du seul champ militaire, le concept de masse semble ne pas être aisément appelé à une résurgence.
I) Le paradigme linéaire par lequel l’affrontement militaire correspondait au pic décisif de l’expression du politique s’efface devant une stratégie globalisante où l’affrontement militaire redevient un outil parmi d’autres.
L’idée de bataille semble certes aujourd’hui vidée de sens
dans les approches globales-globalisantes d’action militaire répondant :
. soit à des thématiques sécuritaires régionales
. soit à des objectifs inaccessibles de nation building.
Dans ce cadre élargi de la délivrance de la violence, son usage se révèle :
. ultralocalisé ;
. et ultraconcentré ;
. dans le but de générer l’instant du rapport de force favorable, le pivot clausewitzien.
Lequel pivot n’est plus directement exploitable par le politique, car les conditions de la victoire politique se sont détachées-élargies du seul devenir militaire.
Aussi le concept de masse n’est-il plus utile pour obtenir la victoire stratégique
mais seulement pour emporter l’avantage tactique à l’échelon opératif.
II) Au contraire, ce concept de masse est rejeté par le politique qui y voit :
a) un poste de dépense d’autant plus élevé que les masses sont importantes
Se développe donc une tentation de réduction des volumes, servie par un recours à l’hypertechnicité, dans l’espoir de voir baisser le poste de dépense ;
b) un affichage de moyens militaires pouvant être ressenti à l’extérieur comme une volonté de puissance en contradiction avec les thématiques de la gouvernance internationale se reposant sur des mandats onusiens ;
c) un déploiement de force d’autant moins aisé à microcontrôler qu’il est important
La judiciarisation croissante de l’action militaire porte le politique à souhaiter limiter l’ampleur des déploiements au profit de petits dispositifs dont on pense faussement qu’ils se prêteront plus aisément à un illusoire suivi micromanagérial.
d) un déploiement de force prêtant par nature le flanc aux pertes dont la médiatisation pourra porter préjudice au décideur politique l’ayant ordonné.
Les avantages tactiques à retirer de la mise en oeuvre et en place d’un dispositif foudroyant, fondé sur l’emploi de la masse distribuée et coordonnée, seront mis en balance à l’échelon stratégique avec les considérations non opérationnelles et non militaires énoncées ci-dessus.
Le concept de masse risque de « retomber » en emploi de GTIA ou de SpecOps, sans viser une plus grande ampleur ou une plus grande variété.
Je constate que les coûts de coordination ne sont pas nuls (rens dont imagerie et interception, trans dont satellite, log, etc) ; la remise au goût du jour d’une stratégie un temps minorée ne peut guère s’envisager par ces temps de disette budgétaire.
Sauf volonté marquée du politique, toute conomie réalisée sur un poste sera employée à déflater la dette, pas à alimenter la budgétisation d’une refonte de nos dispositifs.
C’est dommage./.
Bien respectueusement,
Cl’H./.
Salut Benoist. Intéressant billet, comme toujours. L’alternative qualité quantité demeure toujours cruciale. Or, la guerre occidentale a toujours souhaité compenser sa relative infériorité numérique par une compensation technologique. Le primat technologique est dans les gênes occidentaux, me semble-t-il.
QUant au concept de masse distribuée, il me rappelle deux choses : la pratique du contrôle de zone que je pratiquais tout petit comme lieutenant de cavalerie, lorsqu’il s’agissait de « contrôler » un territoire avec forcément insufissamment de moyens. IL s’agissait donc de coordonner des points fixes et des patrouilles très mobiles, avec une « réserve » permettant de se porter au point clef en cas d’urgence.
Ce qui renvoie aux développements de la manœuvre vectorielle, dont on entendait parler à la fin des années 1990, ou au combat foudroyant qu’exposait initialement Desportes, si je me souviens bien.
L’idée est toujours la même : compenser une certaine infériorité numérique par une capacité de concentrer rapidement des forces afin d’obtenir localement l’avantage. C’est possible grâce à la bonne combinaison de la précision des capteurs, et de l’efficacité (puissance et vitesse) de la riposte.
Bref, la masse distribuée nécessite de la technologie, AMHA.
égéa